20 mai 2006

La «bonne» gouvernance selon Warren Buffett

Yvan Allaire | Les Affaires

En ce 6 mai 2006, les avions nolisés arrivent au Nebraska, plus de 20 000 fidèles s’entassent dans l’auditorium, frisson d’anticipation, moment magique, l’Oracle, un septuagénaire à l’allure de hibou, va parler ! C’est le Grand Jour de l’assemblée des actionnaires de Berkshire Hathaway (BH), le holding que préside et contrôle Warren Buffett. Cette assemblée annuelle est devenue, selon l’humeur des observateurs, soit un rite mythique, soit un happening bizarre.

Parmi les inconditionnels du Sage d’Omaha, on compte Bill Gates de Microsoft ainsi que les deux jeunes fondateurs de Google (malgré que Buffet refuse d’investir dans toute entreprise au parfum technologique); mais son fan club compte aussi le gratin des investisseurs institutionnels. Cela est curieux. Non seulement Buffet considère-t-il les fonds de couverture (hedge funds) et les fonds de placements privés (private equity funds) comme de véritables sangsues, mais il contrevient à presque toutes les règles de la «bonne» gouvernance, du moins selon la nouvelle orthodoxie promulguée par ces mêmes investisseurs institutionnels.

Toute entreprise souffrant des mêmes «carences» de gouvernance que BH serait conspuée, objet d’opprobre et de pressions de la part de ces investisseurs institutionnels. Voyons un peu :

  • Péché mortel d’abord : BH comporte deux classes d’action avec droits de vote inégaux; ainsi, les actions classe «B» représentent 18% du capital mais ne détiennent que 3,3 % des votes; cependant, Buffett se soumet à une clause, attrayante mais sans grand effet : si son pourcentage de votes en venait à dépasser 49,9%  (il détient présentement 38,3% de votes), il s’engage à voter l’excédent de façon proportionnelle aux autres actionnaires.
  • Deuxième vice de gouvernance : un conseil d’administration qui n’est pas indépendant de Buffett. Jusqu’en 2003, le conseil de BH était composé de sept membres : Buffett, sa femme, son fils, son comparse de toujours, Charlie Munger, l’avocat externe de BH et deux autres copains. Devant se plier aux exigences de la loi Sarbanes-Oxley, Buffett, avec une réticence bougonne, ajouta cinq membres ayant le statut d’indépendant, stricto sensu; parmi ceux-ci, on trouve Bill Gates avec qui Buffett entretient une relation d’admiration mutuelle; ce conseil de 11 membres (la femme de Buffett est décédée depuis) reçoit un très mauvais score sur toutes les échelles de mesure d’un «conseil indépendant».
  • La transparence des résultats financiers; BH est en fait un composite de quelque 121 filiales auquel s’ajoutent d’importants placements dans quelques sociétés; ces 121 filiales sont classées en quatre groupes selon une logique plus ou moins industrielle; là s’arrête l’information et la transparence; pour le reste, l’actionnaire doit faire confiance à la direction et à Buffett en particulier.
  • La rémunération des dirigeants; Buffett fulmine contre les rémunérations faramineuses des dirigeants et s’insurge contre une rémunération sans lien évident avec la performance. Or BH ne rend compte que de la rémunération de Buffett (un symbolique 100 000 $, ses avoirs dans BH valent plus de 40 milliards $) et d’un autre dirigeant; quant à son acolyte, l’octogénaire Charlie Munger, il reçoit de BH la somme symbolique de 100 000 $ avec une note indiquant que sa rémunération est prise en charge par une filiale. Laquelle et quel en est le montant? Cherchez toujours. Il est impossible d’établir si, et comment, Buffett a su lier performance et rémunération variable pour les nombreux dirigeants des filiales de BH puisqu’on ne fournit aucune information sur celles-ci.

Heureusement pour Buffett, son personnage rassurant, sa réputation d’intégrité et, jusqu’à récemment, les rendements de BH, font contrepoids à toutes ces «carences» de gouvernance. Le cirque d’Omaha sert à renforcer ces bons sentiments à son égard. Ne vous avisez pas cependant d’imiter le style de gouvernance de Buffett, mal vous en prendrait!