La rémunération des dirigeants : le temps de changer la recette ?
Yvan Allaire | Lesaffaires.comAprès 20 ans de cumul des règlementations, principes et de lignes directrices, l’établissement de la rémunération des dirigeants est devenu une opération complexe exigeant en moyenne quelque 34 pages pour en expliquer les tenants et aboutissements. En 2000, il suffisait de quelque 6 pages pour expliquer la rémunération des hauts dirigeants !
La démarche d’établissement de la rémunération est maintenant normalisée, convenue et similaire d’une société à l’autre. Combinant salaire, primes, options d’achat d’actions, unités d’actions à droit d’exercice restreint, unités d’actions reliées à des objectifs de performance, prestations de retraite, primes en cas de changement de contrôle, conditions de cessation d’emploi, etc., cet assemblage se répète chaque année, seuls les quanta de la rémunération variant d’une entreprise à l’autre. Si des objectifs de performance « à long terme » sont établis pour mériter une rémunération variable, le « rendement total pour les actionnaires » (RTA) est de loin la mesure favorite (pour 70 % des sociétés du TSX 60 en 2015).
Cette démarche normalisée s’appuie sur quelques principes :
- La rémunération du PDG doit être établie par comparaison à ce qu’un groupe d’entreprises jugées similaires en taille et en complexité verse en rémunération à leur propre PDG; cette proposition apparemment raisonnable suppose que le PDG pourrait être débauché par des entreprises de ce type.
- Cette rémunération, établie de façon « concurrentielle », doit comporter une forte proportion (80 % ou plus) qui soit « à risque ».
En se conformant à cette démarche, la rémunération globale du PDG sera alors bien reçue par les investisseurs, ainsi que par les agences de conseil en gestion de procurations et autres gardiens de la gouvernance. Si elle est soumise à un vote consultatif, cette rémunération obtiendra plus de 90 % de votes favorables lors des assemblées générales. (En 2016, seulement quatre entreprises du TSX 60 ont reçu 20 % ou plus de votes négatifs.)
Cette démarche conventionnelle pour établir la rémunération comporte l’insigne avantage d’être rassurante en raison du grand nombre d’entreprises qui y ont recours. Toutefois, force est de reconnaitre qu’elle ne prend pas en compte le singulier modèle d’affaires de l’entreprise, les particularités de l’industrie, l’horizon temporel du déploiement de sa stratégie, et les leviers de création de valeur qui lui est propre.
Cette démarche convenue s’appuie largement sur des hypothèses empiriquement douteuses sinon carrément fausses : une forte mobilité des dirigeants entre firmes (qui est en fait limitée); la transférabilité du talent de gestion d’une entreprise à une autre (l’expérience s’est avérée décevante en général, à part quelques exceptions notables) et d’une industrie à l’autre (expérience très décevante en général); la rémunération « à risque » comme facteur de motivation à de hautes performances (qui est en fait une rémunération « variable » avec un faible risque de ne pas en recevoir une grande partie); une sous-estimation du rôle de la chance et du hasard menant à de fortes rémunérations (combien de facteurs impossibles à contrôler influencent le prix de l’action?); un groupe d’entreprises bien sélectionnées représentant un quasi-marché du talent, lequel sert de référence pour établir la valeur marchande du PDG et des autres dirigeants de l’entreprise (le maillon le plus faible de tout le processus), etc.
Que devons-nous faire?
1. Le concept du groupe d’entreprises pouvant servir de « quasi-marché du talent » pour établir la valeur marchande du PDG doit être abandonné. Cette exigence auto-imposée suppose que le PDG pourrait être débauché par l’une ou l’autre de ces entreprises témoins s’il n’est pas payé de façon comparable. Dans les faits, les statistiques démontrent que sur un échantillon de 1 800 PDG choisis entre 1993 et 2005 aux États-Unis, moins de 2 % provenaient d’une autre entreprise (Clifford, S., 2017, p.191). En 2016, 90 % des 58 nouveaux PDG d’entreprises du S&P 500 avaient été promus en interne (Spencer Stuart, CEO Transitions, 2016). Du côté du TSX 60, sept nouveaux PDG ont été nommés en 2016, dont cinq provenaient de promotions internes.
« Les résultats d’études empiriques indiquent qu’il n’est pas avantageux de recruter un dirigeant à l’externe plutôt que d’avoir recours à une stratégie de promotion interne, malgré l’attrait hypothétique que représente l’accès à un plus large bassin de talent de gestion. En somme, les PDG semblent plus efficaces lorsqu’ils ont acquis une longue expérience dans leur entreprise. » (Elson et Ferrere, 2013, Traduction)
2. Le conseil doit s’assurer de relier la rémunération variable à des mesures de performance à long terme qui soient qualitatives, quantitatives et majoritairement reliées à la performance opérationnelle (la VEA, le bénéfice économique, le rendement sur les actifs économiques, les mesures environnementales, la sécurité au travail, et les mesures de performance auprès d’autres parties prenantes, y compris la société civile). Le conseil ne devrait pas donner un poids supérieur à 25 % au rendement total pour les actionnaires (RTA) ni à la croissance du bénéfice par actions (BPA).
3. Les options sur le titre devraient être progressivement éliminées. L’attribution d’unités d’actions ne devrait pas être un rite annuel; ces unités devraient être attribuées au moment où un dirigeant est embauché ou promu, et le niveau de telles unités devrait être revu aux trois ans seulement. Ces unités d’actions ne devraient être exerçables qu’au terme d’un nombre d’années établi selon le cycle d’investissement et de gestion de l’entreprise et de son industrie; selon les contextes, le terme pourrait être 1 an, 3 ans, 5 ans, voire 10 ans!
4. Le conseil devra déclarer dans la Circulaire de sollicitation de procurations qu’il fut formellement informé du rapport entre la rémunération du PDG et la rémunération médiane dans l’entreprise, ainsi que dans la société civile et qu’il juge ce rapport approprié dans le contexte de l’entreprise, de l’industrie et des valeurs de la société ambiante.
Qu’une démarche uniforme, même si elle comporte de graves faiblesses, soit maintenant en vogue ne surprend guère puisque les conseils d’administration sont soumis à des pressions de multiples origines, sont ciblés isolément et ne jouissent d’aucun forum où discuter et adopter des positions communes. En bref, les conseils d’administration n’ont pas d’organisme, d’association, ni de « coalition » pour les rassembler, comme la Coalition canadienne pour la bonne gouvernance le fait pour les grands investisseurs institutionnels.
La légitimité des conseils est soumise à des attaques concertées, souvent alimentées par des rémunérations jugées « excessives ». Les conseils d’administration des grandes sociétés cotées en bourse devraient concevoir un mécanisme pour aborder de façon concertée les défis et enjeux de changer ce système et adopter des positions qui font consensus.