7 janvier 2017

Carl Icahn, un loup dans la bergerie?

Le conseiller spécial de Donald Trump en matière de réglementation se démarque de la norme

Yvan Allaire et François Dauphin | Le Devoir

Depuis son élection, Donald J. Trump, qui deviendra bientôt le 45e président des États-Unis, multiplie les nominations visant à constituer l’équipe du prochain gouvernement américain. Cette période de transition, traçant habituellement les contours des changements annoncés lors du mandat qui s’amorcera, se déroule cette année sous le regard médusé des observateurs de la scène politique américaine, alors que le président désigné, fidèle à ses engagements électoraux, procède à des nominations non conformes à ce qui est habituel et attendu.

Il n’est guère surprenant alors que plusieurs nominations de Trump fassent frémir et suscitent l’outrage des classes politique et médiatique traditionnelles. La nomination récente de Carl Icahn comme conseiller spécial en matière de réglementation se démarque également de la norme. Cette nomination est soit le signal avertisseur d’une massive déréglementation des marchés financiers américains, soit un habile calcul pour faire en sorte qu’une réglementation efficace et nécessaire soit proposée et défendue par un praticien en règle de toutes les manigances pour contourner la réglementation en place. L’annonce, le 4 janvier dernier, de la nomination de Jay Clayton à la tête de la Security and Exchange Commission (SEC, l’équivalent américain de notre Autorité des marchés financiers), nous laisse entrevoir que la déréglementation sera la voie retenue.

Qui est Carl Icahn ?

Carl Icahn s’est démarqué comme un spécialiste des prises de contrôle hostiles durant les années 1980, un actionnaire prédateur (corporate raider) craint par les dirigeants d’entreprise de cette époque. Cette méthode a depuis évolué, et Icahn est devenu le modèle, un parangon de l’actionnaire activiste. Acquérant une petite participation dans une société cotée en Bourse, il réussit à faire pression sur l’entreprise et son conseil de manière si efficace qu’il parvient habituellement à obtenir ce qu’il demande. Des exemples ? Il a forcé Apple à procéder à des rachats d’actions et à verser des dividendes, car il estimait que l’entreprise conservait trop de liquidités dans ses coffres. Il a forcé eBay à séparer et à vendre la division PayPal. Il a été l’architecte de la vente de Family Dollar à Dollar Tree… En fait, ses interventions se comptent par centaines.

Sa façon de procéder est bien connue : il acquiert entre 5 % et 10 % des actions d’une entreprise, envoie une lettre méprisante à l’endroit de la direction actuelle de la société, la lettre faisant également valoir qu’il détient la solution à toutes les difficultés qu’il perçoit dans l’entreprise en question. Si l’entreprise n’obtempère pas immédiatement, il menace de tenir une course aux procurations (proposition d’une liste de candidats — favorables à l’activiste — à l’élection des administrateurs), et si aucune entente n’est possible, il met sa menace à exécution et en sort habituellement gagnant.

Activisme

L’activisme actionnarial est un sujet qui divise. Certains y voient la solution à tous les maux et pensent que les actionnaires devraient s’approprier tous les droits. D’autres y voient la menace d’une pression accrue pour gérer à court terme et le risque d’une expropriation de valeur des détenteurs de titres de dette et des employés au profit des actionnaires.

Dans les faits, les études démontrent que l’activisme actionnarial se présente sous de nombreuses formes, et que les cas où l’activisme crée réellement de la valeur à long terme sont plutôt rares. Ainsi, l’activisme est efficace pour produire un soubresaut à la hausse du prix de l’action à court terme et crée parfois de la valeur pour les activistes eux-mêmes lorsqu’ils réussissent à faire vendre l’entreprise (s’appropriant ainsi la prime à la vente).

Doit-on craindre cette nomination ? Icahn voudra sans doute faire valoir que la SEC, par ses exigences en matière de conformité, astreint les entreprises à engager des coûts exorbitants (et du temps) pour se plier à la réglementation actuelle.

On peut présumer qu’Icahn a certainement joué un rôle important dans la nomination d’une personne partageant ses vues pour présider la SEC. En effet, l’équipe de Trump a déjà annoncé que Jay Clayton, un avocat d’un grand bureau new-yorkais et proche des milieux financiers, sera désigné pour assumer ces responsabilités.

Icahn voudra probablement revoir certaines dispositions mises en avant par la SEC, découlant de l’application de la loi-cadre Dodd-Frank, qui restreignent le champ d’action des activistes.

Ainsi, la réglementation actuelle force les investisseurs à divulguer le fait qu’ils ont accumulé 5 % ou plus des actions d’une société et cette divulgation doit se faire à l’intérieur de 10 jours suivant la date à laquelle le seuil de 5 % a été atteint.

De façon générale, les activistes aimeraient éliminer toute réglementation qui confère un certain pouvoir aux conseils d’administration et souhaiteraient transférer ce pouvoir directement aux actionnaires, les vrais propriétaires selon eux.

Échappatoire fiscale

La pression est forte depuis quelques années pour que la SEC modifie sa réglementation en ce sens. L’accès par les actionnaires au processus de nomination des administrateurs, par exemple, a été un important cheval de bataille des partisans des droits des actionnaires en 2015 et 2016. Ceux-ci militent farouchement pour l’élimination des dragées toxiques, des élections d’administrateurs par échelonnement de mandats, des actions à droits de vote inégaux, etc.

Si le lobbyisme en ce sens ne fait aucun doute, la SEC et le gouvernement américain ont su, depuis quelques années, assurer un dialogue nuancé où sont notamment intervenus certains de ses commissaires influents, et plusieurs autorités importantes en la matière, tel le juge en chef de la Cour suprême du Delaware. La SEC a su maintenir et appliquer l’esprit de la loi Dodd-Frank même si les dispositions retenues jusqu’à présent ne font pas l’unanimité.

Bien que M. Trump ait pris des engagements à ce sujet, Icahn tentera certainement de bloquer toute tentative de fermer l’échappatoire fiscale que constitue le « carried interest », qui confère d’énormes avantages financiers aux fonds de couverture comme ceux de M. Icahn ainsi qu’aux fonds dits de placement privé (private equity funds).

Par contre, Icahn a souvent plaidé pour que le Congrès américain élimine les dispositions fiscales qui offrent d’énormes avantages aux entreprises qui acquièrent une société étrangère dans un pays à faible taux d’imposition sur les profits et qui déménagent dans ce pays (tax inversion), comme l’a fait Valeant en se basant au Québec après l’acquisition de Biovail.

La nomination de Carl Icahn, suivie de celle de Jay Clayton, par Donald Trump envoie aujourd’hui un signal ambigu sur les intentions et la position du nouveau gouvernement en matière de réglementation. Les loups sont-ils dans la bergerie ? On le saura très rapidement.