1 octobre 2006

Le nouveau bal des prédateurs

Yvan Allaire | Forces

Imaginons la scène… Début de l’été 2006, une salle de réunion dans un grand hôtel de New York, une quarantaine de personnes réunies pour écouter des dirigeants d’entreprises canadiennes plaider leur cause. Le sort de leurs entreprises est entre les mains de cette quarantaine d’« actionnaires », tous des gestionnaires de fonds de couverture (hedge funds).

Au podium, des dirigeants canadiens tentent de convaincre l’auditoire des avantages d’une fusion de leurs entreprises afin de créer ainsi un joueur de stature mondiale dans leur industrie. Ces « actionnaires », qui, pour la plupart, ne détenaient pas une seule action dans ces entreprises trois mois plus tôt, ont maintenant le pouvoir ultime de décision.

C’est un « non » sans appel. Falconbridge deviendra la propriété d’un conglomérat anglo-suisse et Inco sera tout probablement absorbé par une société brésilienne (au moment d’écrire ces lignes, la transaction n’a pas encore reçu l’approbation du conseil de Inco)!

Ces gestionnaires de fonds de couverture américains ont fait une bonne affaire. Mais est-ce qu’une bonne affaire pour eux l’est aussi pour l’ensemble de la société canadienne ou pour les entreprises en jeu ? Rien n’est moins certain.

Profit à court terme

Pourquoi ces fonds de couverture ont-ils rejeté sans appel la proposition de fusion mise de l’avant par les deux entreprises ? Pour une raison bien simple : pour la fusion proposée, les actionnaires de ces deux entreprises recevraient en échange des actions de la nouvelle société dont le projet de fusion produirait des bénéfices sur une longue durée. Une telle proposition est sans intérêt pour ces « investisseurs», puisque toute leur rémunération, astronomique, est fondée sur des rendements rapides réalisés en espèces sonnantes.

Soyons concrets. Dès les premiers signes d’une possible fusion entre Inco et Falconbridge au début de mai 2006, les fonds de couverture amassent un grand nombre d’actions de l’une et l’autre entreprise, selon des méthodes qui minimisent l’effet sur le prix de ces titres (produits dérivés, etc.). Pour maximiser leur rendement et leur rémunération, il faut que les deux entreprises soient mises à l’encan et vendues rapidement à l’acheteur qui offre de payer le meilleur prix comptant.

Rémunération des gestionnaires de fonds

Sur la base des informations fragmentaires rendues publiques, calculons les rémunérations des gestionnaires des fonds de couverture qui ont participé à l’opération Falconbridge-Inco.

  • Achat, collectivement, de 40 % des actions de Falconbridge à des prix variant entre 45 $ et 55$. La mise de fonds est de 7,5 millards de dollars.
  • Vente, le 15 août, de ces actions à 62,30 $. Les recettes sont de 9,4 milliards de dollars, le profit de 1,9 milliards de dollars et le rendement de 25% en trois mois.
  • La rémunération des gestionnaires de ces fonds est habituellement de 20% à 30%, et parfois plus, des profits réalisés. Ces quarante gestionnaires se partageront donc entre 380 $ et 570 $ millions pour avoir mené cette opération.

Mieux encore, on estime que ces mêmes fonds ont aussi accumulé près de 50% des actions de Inco. Selon la même base de calcul et supposant que la transaction avec la société brésilienne est conclue au prix offert, ces mêmes gestionnaires recevront à ce seul titre entre 500 $ et 700 $ millions de rémunération en espèces.

Pour trois mois de dur labeur, pour le risque pris avec l’argent des autres et pour avoir réussi à mettre aux enchères deux entreprises dont l’intention première était de se fusionner, quelques quarante gestionnaires de fonds de couverture recevront en argent sonnant et rutilant, entre 900 millions et 1,3 milliards de dollars.

C’est en menant de telles opérations que l’on se retrouve dans la liste des 25 gestionnaires de fonds les mieux payés, dont la rémunération personnelle en 2005 a varié entre 130 millions et 1,5 milliards de dollars.

Ces fonds de couverture ne se limitent pas aux transactions de fusion/acquisition. Certaines de leurs stratégies sont, par ailleurs, bénignes et peuvent même avoir un effet positif sur l’efficience des marchés financiers.

Les ventes à découvert

Toutefois, certains de ces fonds sont d’importants acteurs dans un domaine sensible et propice aux manipulations : les ventes à découvert (short selling), lesquelles consistent à vendre le titre (emprunté) d’une entreprise parce qu’on anticipe une chute de son prix. Il suffit alors de racheter le titre, le remettre au prêteur en empochant la différence entre le prix de vente et le prix d’achat. En soi, de telles transactions ne sont pas répréhensibles, puisqu’elles permettent à un investisseur qui estime que le prix d’une action est trop élevé, d’agir en conséquence.

Le risque est bien réel toutefois, que le gestionnaire de fonds ayant pris une importante position à découvert dans le titre d’une société, soit tenté d’utiliser tous les moyens pour faire chuter le prix du titre de cette société. La démarcation, à cet égard, entre les moyens licites et illicites n’est pas toujours claire et se situe dans une large zone grise.

Ainsi, deux entreprises canadiennes, Fairfax Financial et Biovail, ont intenté des poursuites contre un important fonds de couverture américain. Ces entreprises allèguent qu’après avoir vendu à découvert le titre de leurs entreprises, ce fonds a eu recours à des manœuvres frauduleuses pour faire chuter le prix de l’action : rumeurs non fondées, faux rapports d’analyste, etc.

Les tribunaux devront statuer sur le bien-fondé des allégués. Toutefois, il serait étonnant que, motivés par une structure de rémunération aussi mirobolante, certains gestionnaires de fonds ne soient pas tentés de pousser à la limite et, parfois au-delà, leurs efforts pour influencer à la baisse un titre qu’ils ont vendu massivement à découvert. Après tout, si les systèmes de rémunération des dirigeants sont tenus en partie responsables pour les malversations chez Enron, WorldCom et les autres, pourquoi les gestionnaires de fonds de couverture seraient-ils imperméables à l’appât du gain, alors que c’est la raison d’être de leur entreprise?

Que faire?

Il me semble qu’il soit temps de considérer sérieusement deux mesures inhabituelles dans le contexte nord américain :

Première mesure : un délai raisonnable, disons d’un an, avant qu’un nouvel actionnaire n’acquière les pleins droits de «citoyenneté corporative», en particulier le droit de vote. Aucune société démocratique ne confère ce droit fondamental à un nouvel arrivant sans une période d’attente de trois à cinq ans et la prestation d’un serment d’allégeance. Les touristes séjournant dans un pays le jour d’une élection n’y ont pas le droit de vote. Pourtant, cette proposition d’un délai raisonnable avant d’acquérir le droit de votre pour élire les administrateurs d’une entreprise ou pour statuer sur son destin, sera dénoncée comme une dangereuse distorsion des marchés financiers, une hérésie financière et un affront aux droits sacrés des actionnaires.

Il n’est est rien. Ceux qui crieront le plus fort seront justement ceux-là qui, par des subterfuges et des astuces, acquièrent le droit de vote des actions sans en être vraiment propriétaires et, sans encourir le risque économique de l’investisseur. C’est là une pratique connue sous le vocable «empty voting», dont la fréquence et l’ampleur sont difficiles à apprécier.

Cette proposition s’inscrit dans la recherche d’un actionnariat stable, fidèle et attentif à la qualité de la gouvernance dans l’entreprise. Elle veut favoriser l’émergence d’un actionnariat loyal, préoccupé de la santé de l’entreprise à long terme,  exigeant envers la direction de l’entreprise ainsi qu’envers les administrateurs élus par les actionnaires.

D’autres mesures pourraient être proposées pour favoriser davantage un actionnariat stable :

  • Un dividende haussé (par exemple de 10%) pour les actions détenues depuis plus de deux ans; cela se fait déjà en France.
  • Un impôt sur les gains en capital dont le taux diminue avec le nombre d’années comme actionnaire.
  • Des droits de vote qui augmentent avec le temps écoulé depuis l’achat des actions.

Toutes ces mesures soulèvent de nombreux enjeux et mériteraient un examen fouillé. Commençons donc par la mesure la plus simple : un an comme actionnaire avant d’acquérir le droit de vote. Si une telle mesure avait été en place, le destin de Falconbridge et d’Inco n’aurait pas été décidé par un petit groupe d’individus travaillant au Connecticut et intéressés seulement et exclusivement par le gain immédiat.

Seconde mesure : la transparence des ventes à découvert devrait être améliorée. Dans l’état actuel des choses, une entreprise est informée, par un rapport mensuel des autorisés boursières, du nombre total de ses actions vendues à découvert. Il m’apparaît que l’entreprise devrait être informée de l’identité de ces vendeurs. Tout acheteur d’une action d’entreprise doit être connu de l’entreprise pour en recevoir l’information trimestrielle, le rapport annuel et le chèque de dividendes, s’il y a lieu.

Alors, si un acheteur du titre qui, ce faisant, juge que son prix devrait augmenter à l’avenir, doit s’identifier et a droit à une information pertinente, un vendeur à découvert qui, ce faisant, juge que son prix devrait baisser, ne devrait-il pas aussi s’identifier et recevoir de facto, la même information?

Bien sûr, plusieurs stratégies de placement comportent des ventes à découvert sans que cela n’indique un parti pris contre le titre. Il suffirait d’indiquer sur un formulaire approprié, selon des catégories prédéterminées, la raison motivant la vente à découvert.

Une telle mesure permettrait aux entreprises de mieux comprendre les mobiles des vendeurs à découvert et d’en surveiller les agissements.

Il est grand temps de repenser certaines de nos pratiques en ce domaine. Elles ont été conçues à une autre époque, pour d’autres mœurs et coutumes de placement. Elles servent maintenant à conférer un vaste pouvoir économique à des intervenants qui n’ont de compte à rendre à personne d’autre que leurs investisseurs. Leurs agissements non seulement incitent-ils à une gestion à court terme des entreprises mais encore peuvent changer et façonner toute la structure industrielle d’un pays.

Le professeur Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président du Conseil de l’Institut pour la gouvernance des organisations privées et publiques (HEC–Concordia). L’auteur s’exprime en son nom personnel et n’engage pas l’Institut et son conseil.