25 février 2006

Tourner Enron : les leçons d’un fiasco

Yvan Allaire | Les Affaires

Plus de quatre ans après la faillite d’Enron, le procès criminel des deux dirigeants, Kenneth Lay et Jeffrey Shilling, se tient présentement à Houston au Texas. Les deux inculpés ont déjà été condamnés par l’opinion publique américaine. À mois de revirements étonnants, le juré devrait entériner le verdict populaire, au terme de moins d’audition et malgré toutes les astuces des procureurs des deux accusés.

Comment le scandale Enron s’est-il fait, comment aurait-il pu ne pas se faire ? Il faut le rappeler : six mois avant leur faillite respective, Enron et Worldcom, jugés selon la grille de « bonne » gouvernance en usage, obtenaient une très bonne note. Contrairement à la croyance populaire, ces fiascos ne confortent pas la « bonne » gouvernance faite d’une multiplication de règles et de contrôles.

Les causes de la déconfiture d’Enron sont multiples et complexes ; les leçons à en tirer sont subtiles mais fondamentales :

  • « Le succès est père de l’échec ! ». Choisie l’entreprise la plus innovatrice quatre années consécutives par le magazine Fortune, son chef de la direction financière nommé « CFO » de l’année, sa direction (en particulier Skilling) encensée dans les écoles d’administration et dans les médias, Enron a créé en son sein un climat d’arrogance, d’intolérance envers les opinions divergentes, de refus de l’échec et de l’erreur. Ce phénomène n’est que trop humain (les grecs de l’antiquité lui avaient même donné un nom : « hubris »). Le conseil d’administration a un rôle critique à jouer dans de telles entreprises, rôle qu’il joue souvent très mal car ce n’est pas facile. Rien de tel que le succès pour clore le bec aux sceptiques, fouetter les tièdes, rallier les esprits chagrins. Et pourtant, durant ces époques d’euphorie, tout en applaudissant les succès de la direction, le conseil doit conserver une certaine réserve, maintenir une saine tension avec la direction.
  • L’acquiescement est un mal sournois ! Comment un conseil comme celui d’Enron, constitué pour la majeure partie de gens indépendants et compétents en arrive-t-il à avaliser facilement et rapidement des propositions de la direction, lesquelles auraient du susciter d’âpres discussions. Certes, l’auréole du succès a joué un rôle important ; mais il s’y ajoute un autre phénomène, bien connu de la plupart des PDG : les faveurs, les attentions délicates, qui font appel au sens inné de la réciprocité, à une certaine noblesse de cÅ“ur. Attention, il n’est pas question ici de corruption ou de malversation mais du phénomène culturel de l’échange et du cadeau. Kenneth Lay, à l’instar d’autres présidents, maniait brillamment ce mécanisme délicat pour obtenir l’adhésion des membres du conseil et leurs assentiments à ses propositions. Il est difficile, voire ingrat, pour un membre du conseil de faire opposition lorsque quelques jours auparavant le PDG a mis gratuitement et gracieusement à sa disposition un jet de l’entreprise pour régler une urgence médicale dans sa famille.
  • L’érosion de valeurs de loyauté et de durée chez les membres de la direction est fatale mais elle est souvent imperceptible au niveau du conseil. Le conseil est le dernier à savoir, et habituellement trop tard, que l’entreprise a changé radicalement, qu’elle a résilié l’ancien contrat psychologique fait de loyauté réciproque, de sécurité d’emploi, de promotion interne exclusive ; le nouveau contrat est plus conforme aux lois du marchés ; il comporte entre autres une forte rémunération variable. Or selon la forme et l’ampleur qu’elle prend, la rémunération variable peut devenir un puissant acide qui agit directement sur les valeurs des dirigeants. Le conseil d’Enron a approuvé des programmes de rémunération, lesquels donnaient une quasi-assurance de comportements déviants et ont fait en sorte que le conseil ne puisse plus avoir l’heure juste de la direction.

Cette combinaison d’arrogance, d’âpreté au gain et de complaisance du conseil a joué un rôle critique dans trois décisions qui ont scellé le sort d’Enron :

  • L’autorisation par le conseil de faire une exception au code d’éthique de l’entreprise afin de permettre à son chef de la direction financière de gérer une société d’investissement créée pour faire affaires avec Enron ;
  • La nomination de Skilling comme chef de l’exploitation puis chef de la direction sur la seule recommandation de Kenneth Lay ; un autre candidat, Rich Kinder, supérieur en expérience et en compétence, fut jugé inadéquat par Lay, au chapitre de la « vision ». Kinder fonda sa société Kinder, Morgan Energy, laquelle connaît un grand succès commercial et financier;
  • La nomination de Fastow comme chef de la direction financière après une brève démarche de recrutement externe. Fastow n’avait ni la compétence, ni les valeurs pour assumer un tel poste ; pourtant le conseil accepta la recommandation de Skilling sans aucune discussion ni dissension.

Changez ces trois décisions et le fiasco Enron aurait pu ne pas se produire. La bonne gouvernance par les conseils s’exerce dans ces quelques moments décisifs mettant à l’épreuve la vigilance et la fermeté des administrateurs.