Loyauté versus Marchés : Partie I
L’entreprise et le marché du talent
Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | La Presse(Texte adapté de leur ouvrage « Stratégie et moteurs de création de valeur», qui paraîtra en mai 2004 chez Chenelière McGraw-Hill)
Le 14 avril 1960, Maurice Richard jouait sa dernière partie avec le club de hockey « Canadiens ». L’un des plus grands joueurs de tous les temps avait été payé $25,000. pour la saison 1959-1960, tout comme Jean Béliveau et Doug Harvey, c’est-à-dire environ dix fois le salaire d’un jeune commis de banque à l’époque.
L’organisation des « Canadiens » comptait alors sur ses « clubs-fermes » pour lui fournir ses futurs joueurs, une dizaine d’entre eux recevant déjà un salaire du club « Canadiens ». L’entreprise était très discrète sur sa rentabilité mais il est permis de penser que les « Canadiens » faisaient de très bonnes affaires.
Pour la saison 2003-2004, le joueur le mieux payé du Canadien (mais à peine le 35ième de la ligue nationale), José Théodore, toucha 5,5 millions de dollars américains, soit de 300 à 400 fois le salaire d’un jeune commis de banque au Canada en 2004!
Dix neuf équipes sur trente sont déficitaires; elles ont collectivement perdues, en 2002-2003, quelque 273 millions de dollars américains sur des revenus de 2 milliards de dollars.
Que s’est-il passé? Pour un ensemble de raisons, le marché du « talent » s’est développé. Une équipe de hockey est devenue un assemblage momentané et opportuniste de talent; et ce talent, mobile et bien représenté, sait se faire payer sa pleine valeur marchande par les propriétaires d’équipes.
Modèle d’antan
Le modèle d’antan fait d’engagement à long terme et de loyauté réciproque a été remplacé par les lois du marché, les calculs économiques et les contrats de durée limitée.
Or, ce modèle d’antan a longtemps primé dans les grandes entreprises. L’entreprise embauchait son personnel à la sortie des études secondaires ou universitaires, investissait dans sa formation et lui faisait acquérir une expérience des multiples facettes de ses activités. L’entreprise évaluait soigneusement le rendement des employés, puis leur accordait des promotions selon leur mérite. Leur rémunération était établie selon leur ancienneté et leur position hiérarchique, tout en tenant compte du contexte économique général. L’entreprise garantissait la sécurité de l’emploi, jusqu’à l’âge de la retraite. En échange, l’employé était profondément engagé envers l’entreprise et se sentait étroitement associé aux succès et aux déboires de celle-ci.
En misant sur une relation durable, sur une loyauté réciproque, et en investissant dans la formation et le développement de son personnel, l’entreprise accumulait graduellement une somme considérable d’habiletés, de connaissances tacites et d’apprentissages transmissibles qui constituaient de précieux actifs intangibles, appartenant en propre à l’entreprise. Ces actifs étaient source d’avantages concurrentiels durables parce qu’ils ne pouvaient être ni « achetés » ni facilement imités par les concurrents. En effet, ces actifs résidaient dans les cerveaux d’un personnel essentiellement inamovible.
Les dirigeants toujours sortis du rang jouissaient d’une grande crédibilité et d’une grande légitimité auprès du personnel. Dans ce modèle, les cadres et les dirigeants étaient peu connus à l’extérieur des frontières de leur entreprise. Les politiques en matière de ressources humaines portaient surtout sur la sécurité d’emploi, la formation et les plans de carrière dans l’entreprise.
La rémunération totale des cadres et dirigeants comportait peu d’incitatifs financiers variant selon la performance économique de l’entreprise. Ces dirigeants mettaient l’emphase sur le mieux-être du personnel et les investissements à long terme pour les développements de technologies ainsi que de nouveaux produits. Le rendement à court terme pour les actionnaires n’était qu’une préoccupation parmi tant d’autres. Aucun employé, sauf peut-être quelques hauts dirigeants, ne se préoccupait du titre de l’entreprise ou en connaissait même la valeur!
Selon ce modèle courant durant les années 1950 à 1980, les entreprises se finançaient en bonne partie par le réinvestissement de leurs profits. Les dirigeants souscrivent au concept de stakeholders, ou « parties prenantes », c’est-à-dire qu’ils se donnaient la responsabilité de conserver dans leur gestion un sain équilibre entre les intérêts du personnel, des actionnaires, des clients et de la société en générale. Les marchés financiers, et les actionnaires en particulier, exerçaient peu d’influence sur les décisions de la grande entreprise à l’actionnariat largement diffusé et financée en grande partie par les flux financiers provenant de son exploitation.
Dans les meilleures circonstances, cet arrangement industriel a produit d’excellentes entreprises. De grandes institutions ont été construites sur ce modèle de gestion: IBM, Dupont, GM et tant d’autres aux États-Unis; Bell Canada, Alcan, les banques à charte canadiennes, Canadien Pacifique et tant d’autres au Canada.
C’était une belle époque. Tout n’y était qu’ordre, calme et sécurité….du moins pour les grandes entreprises et ceux qui y travaillaient.
Dès lors, la gouvernance de ces entreprises était facile et sans risques. La direction, pratiquant une « éthique » du long terme, ne cherchait pas toujours à maximiser la valeur du titre pour les actionnaires mais, en revanche, ne commettrait aucun acte répréhensible, ou même téméraire, pouvant mettre leur carrière en péril.
Ce modèle comportait cependant des risques de bureaucratisation, d’inflexibilité, de prise de décision dans l’intérêt premier des dirigeants, et ainsi de suite. Malgré ses attraits réels, la description idyllique de ce modèle de gestion cache des problèmes sérieux à l’usage.
Cette période et ce type d’entreprise ont aussi produit les concepts d’organization man, de man in the grey flannel suit et de technostructure, symboles de conformisme et de grisaille anonyme.
Changement de contexte
Pour un ensemble de raisons économiques et sociales, le modèle de loyauté réciproque commença à changer au cours des années 1970 mais subit un véritable assaut de toute part depuis le début des années 1980. Pourquoi donc?
Toute entreprise vit et meure au confluent de trois marchés. Les entreprises se déplacent les unes après les autres, certaines sans trop s’en rendre compte, vers une nouvelle « zone » d’action où ces trois marchés en viennent à exercer une pression simultanée, forte et constante, sur leur performance :
- Les marchés pour leurs produits et services : ceux-ci furent déréglementés en masse au cours des années 1980 et 1990, ouverts à la concurrence internationale par les traités de libre échange, soumis à des nouvelles formes de concurrence par l’évolution des technologies. De plus, plusieurs entreprises du Québec ayant pris une expansion importante sur le marché américain et sur les autres marchés mondiaux, durent apprendre à rivaliser sur des marchés très compétitifs.
- Le marché financier : l’actionnariat des entreprises subit une profonde métamorphose au cours de la période 1980-2000; pour un ensemble de raisons, l’actionnaire devient institutionnel à plus de 50%. Parce qu’eux mêmes jugés et rémunérés pour leur performance, les gestionnaires de fonds institutionnels exercent de fortes pressions à la performance et à la croissance, réclament plus ou moins ouvertement le remplacement de PDG jugés inadéquats, applaudissent l’embauche de dirigeants à la réputation établie, appuient (ou, du moins, appuyaient) la mise en place de systèmes de rémunération variable, à fortes doses d’options, pour « aligner les intérêts des dirigeants avec ceux des actionnaires ». En quête de croissance et de consolidation, les entreprises s’engagent dans des programmes d’acquisitions dont le financement exige un recours aux marchés financiers, ce qui les rend encore plus sensibles aux pressions de ces marchés.
- Le marché du « talent » : à cause de la dure récession de 1981-1982 et des transformations dans leur industrie et marchés ainsi que sous la pression des marchés financiers, les entreprises répudient, les unes après les autres, le vieux contrat de sécurité d’emploi et de promotion interne exclusive qu’elles avaient longtemps respecté. Dirigeants, cadres supérieurs et intermédiaires ont vite compris que la partie avait changé. Ils devraient dorénavant se préoccuper de leur valeur sur le marché hors de l’entreprise et s’assurer de bien négocier leur rémunération afin d’obtenir la pleine valeur de leur talent et de leur expérience pendant qu’il est temps.
Ce nouveau contexte, cette « zone » située au confluent de trois marchés de plus en plus efficients, est aujourd’hui ou deviendra demain une réalité incontournable du fonctionnement de l’entreprise, nonobstant une certaine nostalgie pour l’ancien modèle.
Évidemment, les sociétés civiles et les industries diffèrent grandement quant à l’intensité et à la proximité de ces nouveaux phénomènes. Il y a un monde de différence entre, d’une part, une grande entreprise de publicité centrée à New York, cotée en bourse et en quête de nouvelles acquisitions et, d’autre part, un fabriquant à la propriété familiale, localisée dans une région excentrique du Québec, vendant des produits sur le marché québécois.
Cependant, celle-ci changerait rapidement de contexte si sa direction décidait, par exemple, d’en faire une entreprise cotée en bourse, de prendre de l’expansion sur le marché américain, voire d’y acquérir des firmes dans son secteur d’activités. Ses enjeux et défis, en fait le caractère même de l’entreprise, seraient transformés par ces décisions, même si cette réalité est souvent appréciée bien imparfaitement et tardivement par les dirigeants en place.
Que faire?
L’enjeu est de taille! Par leur expérience et leurs investissements, les firmes mettent au point et nourrissent un précieux savoir-faire, des compétences distinctives et des technologies propres.
Lorsque la mobilité du personnel d’une entreprise à l’autre est forte et probable, comment l’entreprise peut-elle bénéficier pleinement des retombées positives de ses investissements en formation du personnel et en développement de technologies?
- L’entreprise doit identifier clairement le personnel qui est vraiment stratégique pour ses activités, soit parce qu’il est difficile à former et à remplacer sur le marché du travail, soit parce qu’il maîtrise des connaissances pratiques et techniques d’une grande valeur stratégique. Elle doit établir, avec ce personnel seulement, un contrat psychologique et économique de longue durée par un engagement à long terme et une loyauté réciproque ainsi qu’une participation directe à la rentabilité de l’entreprise;
- L’entreprise doit s’assurer que l’apprentissage soit «organisationnel» et non strictement individuel; c’est-à-dire, faire en sorte que le développement des compétences et du savoir-faire soit consigné, systématisé et inscrit dans des systèmes, des méthodes et des pratiques formels de l’entreprise.
- L’entreprise peut susciter le développement interne ou externe des habiletés et du savoir-faire qui sont essentiels au bon fonctionnement de l’entreprise de façon à diminuer la vulnérabilité de la firme aux attentes et aux humeurs de ses ressources stratégiques, rendant celles-ci moins stratégiques en conséquence de leur abondance.
- L’entreprise doit donner un supplément d’âme à son activité, conférer à son personnel un sentiment d’appartenance à un groupe investi d’une mission importante; les étapes du recrutement doivent concourir à donner à la nouvelle recrue le sentiment de se joindre à un groupe d’élite, dans lequel les habiletés et le mérite priment de façon absolue.
- L’entreprise peut s’efforcer de localiser physiquement son personnel stratégique de façon qu’il soit moins visible ou accessible aux concurrents.
- L’entreprise peut limiter l’accès à l’information stratégique et technologique à ceux qui en ont un réel besoin.
- L’entreprise doit se doter d’une politique énergique de protection de sa propriété intellectuelle contre tout-venant. Cet enjeu a mené plusieurs entreprises à se doter de stratégies et de politiques proactives en ce domaine. Ainsi, elles font un vigoureux effort pour, entre autres, breveter tout ce qui peut l’être, enregistrer des marques de commerce et des concepts, et défendre leurs droits contre toute intrusion.
Cette nouvelle réalité, cette « zone », force une remise en question des stratégies ainsi que des principes de gestion qui, hier encore, étaient enseignés et mis en pratique avec bonheur dans les entreprises.