Enron ou l’innovation débridée
Yvan Allaire | La PresseDimanche le 2 décembre 2001, Enron, choisie par la revue Fortune six ans de suite comme l’entreprise la plus innovatrice aux États-Unis, demandait la protection de la cour contre ses créanciers.
Il y a un an à peine, sur le point de boucler son année financière avec un chiffre d’affaires de quelque 155 milliards C$ et une valeur en bourse de plus de 100 milliards C$, l’entreprise Enron était adulée par les médias, citée en exemple dans les écoles d’administration, adorée des investisseurs. Que s’est-il passé?
La faillite d’Enron, pour surprenante qu’elle soit par sa démesure et sa soudaineté, s’ajoute à la série noire des innovations financières américaines aux effets positifs dans un premier temps mais qui éventuellement tournent mal. Citons parmi d’autres : la déréglementation de l’industrie des « Savings and Loans»; Michael Milken, Drexel Burnham Lambert et les «junk bonds»; Long Term Capital Management et maintenant Enron!
DE PRODUCTEUR À NÉGOCIANT
L’histoire d’Enron se déroule selon un scénario familier. D’abord, la déréglementation graduelle des marchés de l’énergie (gaz depuis 1989, électricité depuis 1994) crée une opportunité de marché que Kenneth Lay, le PDG d’Enron comprend avant tout le monde. Un marché déréglementé sera, par définition, un marché volatil où les fluctuations de prix seront une source de grande incertitude à la fois pour les producteurs et les acheteurs d’énergie. Enron à l’époque était un producteur texan de gaz naturel et propriétaire de gazoduc.
Lay décida de transformer l’entreprise en un intermédiaire, un négociant («trader») en énergie afin d’offrir aux parties (vendeurs et acheteurs) des prix garantis pour des livraisons ou achats futurs. L’idée était simple, voire évidente : créer pour le marché de l’énergie les instruments et les mécanismes qui existent depuis belle lurette pour le marché des changes étrangers, des actions, des obligations ainsi que pour un grand nombre de denrées : le bœuf, le porc, le lait, le beurre, le jus d’orange, le bois de sciage, et ainsi de suite.
Enron allait ainsi entrer dans l’univers ésotérique des produits dérivés : les contrats à terme, les options («puts» et »calls»), les couvertures («hedges»), les échanges («swaps»), les colliers et autres attirails du métier d’entremetteur.
Dans sa forme la plus simple, disons pour le gaz naturel, le rôle d’Enron consistait à assurer par contrat le prix qu’un producteur recevra pour sa production au cours des prochains cinq ans par exemple. Évidemment, Enron aura également établi des contrats avec des acheteurs pour cette même quantité de gaz à un prix fixe. Lorsque l’intermédiaire se limite à des positions couvertes («hedged») de la sorte, son risque est faible et son profit vient de l’écart, souvent très mince, entre le prix de vente et d’achat. Le seul risque pour l’intermédiaire dans cette situation s’appelle le risque de contre-partie, c’est-à-dire le risque que l’une ou l’autre partie à la transaction (le vendeur ou l’acheteur) ne puisse s’acquitter de ses obligations selon les termes du contrat.
L’ÉQUIPE
Voulant transformer Enron d’un producteur réglementé de gaz en un négociant de contrats d’énergie, un créateur de nouveaux produits dérivés, Kenneth Lay recruta une équipe de jeunes gens brillants, ambitieux et férus d’arcanes financiers. Deux d’entre eux allaient jouer un rôle de premier plan dans le succès et la déconfiture d’Enron:
- Jeffrey Skilling (ex. McKinsey, architecte du nouveau modèle d’affaires), qui allait devenir le PDG en février 2001 pour démissionner de son poste, mystérieusement, en août 2001.
- Andrew Fastow, l’ingénieur financier qui allait devenir chef de la direction financière de l’entreprise et démis en octobre 2001.
Ce triumvirat, avec Lay comme figure de proue et grand lobbyiste en faveur de la déréglementation dans tous les secteurs de l’énergie, provoqua une véritable révolution dans cette industrie et dans leur entreprise. Ils y façonnent une culture dont l’innovation est la pierre angulaire. Ils créent une sorte de marché interne de l’entrepreneurship, incitant tous ces jeunes gens ambitieux qu’ils ont recrutés à proposer de nouveaux produits financiers et à prendre charge de leur développement. L’entreprise devient un lieu d’innovation exubérante, d’assurance confinant à l’arrogance que leur modèle d’entreprise est inéluctable et infaillible.
Durant cette première phase, Enron par ses produits dérivés innovateurs, fait un apport important à l’efficience des marchés énergétiques. Si l’histoire s’arrêtait ici, Enron serait un cas édifiant d’innovation stratégique et de transformation d’une entreprise au gré des nouvelles opportunités de marché.
CROISSANCE À TOUT PRIX
Or, nous sommes en plein cœur des années quatre-vingt-dix avec un marché boursier qui exige et récompense généreusement la croissance. Enron, poussé par ses jeunes turcs, magiciens d’une nouvelle prestidigitation, adopte une stratégie de forte croissance à deux volets :
- Enron investit massivement dans des installations de production d’énergie afin de transiger pour son propre compte. De plus, non content d’être un simple intermédiaire, Enron prend dorénavant des positions de marché à découvert, c’est-à-dire parie sur le niveau des prix futurs. Évidemment, les profits, ou les pertes, associés à de telles positions peuvent être considérables. En conséquence de ces décisions, Enron doit lever le capital nécessaire à ses investissements et doit maintenir une structure de capital qui tient compte des risques financiers associés à ses positions à découvert;
- Enron se diversifie dans d’autres marchés où, leur semble-t-il, leur modèle d’affaires peut s’appliquer (les métaux, le charbon, la pollution, l’acier, le plastique).
Ainsi par exemple, Enron, en 1997, propose une série de produits dérivés sur la météo («Weather derivatives»). Plus récemment, Enron misa sur un marché à privatiser : la gestion de l’eau potable pour les cités et les villes. Enfin, Enron, en 1999, veut créer un marché pour les bandes de télécommunications à large spectre, partant de la constatation que ces bandes étaient sous-utilisées à certaines heures du jour en certains lieux alors qu’il y avait sur-demande ailleurs. Ici, encore une fois, Enron investit pour bâtir un réseau de 30 000 kilomètres de fibre optique. En conséquence de cette activité fébrile, l’entreprise offrait en 2001 quelque 1 800 produits dérivés, plusieurs d’entre eux se transigeant directement sur leur site EnronOnLine.
Le résultat net de toutes ces initiatives fut une croissance fulgurante des revenus de Enron. La rentabilité suivit mais avec beaucoup plus de difficultés et son bilan fût soumis à d’énormes pressions.
LE DILEMME
Voici donc le dilemme d’Enron :
- Étant donnés les risques de position de marché et les risques de contre-partie qu’il assume, un négociant («trader») en produits dérivés doit conserver une haute cote de crédit et donc un bilan conservateur; les cotes de crédit d’Enron, avant octobre 2001, octroyées par Standard and Poor (BBB+) et Moody’s (Baa1) sont à peine suffisantes pour un tel secteur d’activité.
- Ses investissements dans les secteurs traditionnels ainsi que dans les nouveaux secteurs (fibre optique, traitement de l’eau) sont considérables et devraient être financés en grande partie par l’émission de nouvelles actions pour protéger la cote de crédit de l’entreprise; or l’émission d’actions a un effet de dilution sur le bénéfice par action. Si les nouvelles initiatives produisaient une forte rentabilité, elles contribueraient à l’augmentation du bénéfice par action, même après l’émission d’actions pour en assurer le financement. Or, ces nouvelles initiatives sont peu rentables, souvent même déficitaires.
DOUBLE PROBLÈME
Les dirigeants sont donc confrontés à un double problème : d’une part, une rentabilité qui stagne et qui risque de décevoir les attentes des analystes et investisseurs et de faire tomber le prix des actions; d’autre part, des engagements financiers importants qui ne peuvent être financés ni par l’émission de nouvelles dettes par Enron (cela mettrait en péril leur cote de crédit), ni par l’émission d’actions dans la mesure où Enron ne veut pas décevoir les attentes de croissance du bénéfice par action, attentes qui soutiennent le prix stratosphérique du titre d’Enron.
En d’autres temps, d’autres lieux, avec une équipe de direction différente, et une gouverne plus serrée par le conseil d’administration, il n’y aurait pas eu d’autre issue que de faire face à la musique dès 1998 ou 1999.
LA SOLUTION
On sent bien que ces «génies» qui ont créé un nouveau modèle d’entreprise, qui sont encensés pour leur sens de l’innovation et leur extraordinaire réussite, ne peuvent admettre qu’ils ont erré. Ils ne se sont pas trompés, pensent-ils. Ils ont un problème temporaire à régler et la solution passe par leur expertise et leur créativité en montage financier. Ils sont des virtuoses du GAAP («Generally Accepted Accounting Principles»), ces principes comptables qui régissent les états financiers des entreprises et qui guident les vérificateurs externes dans leur tâche. De 1997 à 2001, l’entreprise aura recours à deux subterfuges pour régler leur problème :
- La création de filiales et de « special purpose entities » non consolidés auxquels Enron fait assumer des investissements et la dette associée à ces investissements. La dette se trouve ainsi hors bilan pour Enron et donc ne pèse pas sur sa cote de crédit; cependant, pour qu’une filiale ne soit pas consolidée, il faut qu’Enron détienne moins de 50% de son avoir propre et n’en contrôle pas les opérations. Par ailleurs, l’entreprise se prévaut d’une règle comptable qui fixe à seulement 3% l’avoir propre minimal de ces « SPEs », le reste du capital pouvant provenir de dettes.
Donc Enron doit trouver des partenaires à hauteur de 50% et plus de l’avoir propre qui acceptent d’assumer les risques de ces filiales, ainsi que des prêteurs qui acceptent d’en financer la dette. Pour attirer partenaires et prêteurs, Enron offre des options («puts») convertibles en actions d’Enron avec un prix plancher (mais Enron omet d’inscrire à ses livres comptables cette obligation). Elle leur offre une garantie et une obligation de repayer la dette de la filiale (ou fiducie) si Enron subissait une décote de son crédit. Ces obligations sont structurées de façon à ce que, selon GAAP, elles ne doivent pas être comptabilisées aux livres d’Enron. Les correctifs apportés à cette situation le 19 novembre 2001 ont fait diminuer l’avoir des actionnaires de 1,5 milliards de dollars et augmenté la dette de 1 milliards de dollars.
- Le profit sur la vente d’actifs d’exploitation est comptabilisé comme un bénéfice d’exploitation (et non pas comme gain extraordinaire) lorsque de telles ventes font partie du cours normal des affaires de l’entreprise. Afin de soutenir la croissance du bénéfice par action, Enron vend des actifs à prix gonflés à ses filiales non-consolidées et enregistre un bénéfice d’exploitation sur ces ventes. Enron dissimule la contribution de tels gains à son bénéfice d’exploitation.
La divulgation de ces opérations le 19 novembre dernier, révéla que le bénéfice net de la société, tel que rapporté précédemment, comportait 20% de tels gains en 1998, 40% en 1999 et 15% en 2000.
LA FIN
Depuis mai dernier, Enron faisait l’objet d’un scepticisme croissant et d’interrogation insistante à propos de ses pratiques comptables, en provenance au départ des milieux financiers périphériques comme at The Street.com et Off Wall Street [cette société publie un rapport cinglant sur Enron en mai 2001.]. Le départ précipité de Jeffrey Skilling en août dernier, la chute progressive du titre (ce qui pouvait déclencher l’exercice des options mentionnées plus haut) et finalement la décote, le 12 novembre dernier, par Standard and Poors, forcèrent Enron à divulguer que toute décote additionnelle ferait en sorte que quelque 7 milliard $C de dettes de ses filiales et fiducies non consolidées devraient être remboursées ou remplacées immédiatement, ce qui lui était impossible. L’entreprise dut également reconnaître que le profit sur la vente d’actifs à des filiales n’aurait pas du être comptabilisé comme bénéfice d’exploitation chez Enron.
Le cours du titre chuta rapidement dès l’annonce de ces entourloupettes comptables. Les prêteurs demandèrent remboursement immédiat et se préparaient à se saisir des actifs. Enron n’avait d’autre choix que de demander la protection de la Cour selon la section 11 de la loi des faillites.
LES LEÇONS
- Pour l’entreprise : l’innovation est l’élixir de sa croissance mais elle comporte souvent des risques nouveaux et inusités. L’entreprise doit donc mettre en place des garde-fous à la mesure des nouvelles initiatives dans lesquelles elle s’engage.
- Pour les investisseurs : si l’on ne comprend pas bien le fonctionnement d’une entreprise, il faut s’en méfier ou investir suffisamment de temps pour en comprendre les tenants et aboutissants. Une lecture attentive des rapports annuels et trimestriels d’Enron pour l’année 2000 par exemple, suscite un grand nombre de questions auxquelles un investisseur aurait dû trouver une réponse satisfaisante avant d’investir. Cependant, il faut reconnaître que les principes comptables (GAAP) sont toujours un peu en retard sur les «innovateurs» qui savent en trouver les failles et lacunes pour leur bénéfice.
- Pour les conseils d’administration et la gouverne des entreprises : les conseils doivent être constitués d’individus indépendants qui ont la compétence pour évaluer les activités de l’entreprise et juger du bien fondé de ce qui leur est proposé. Il est inhabituel mais impérieux que les membres du conseil exigent qu’on leur explique, jusqu’à ce qu’ils comprennent, les montages financiers complexes proposés par la direction. Il incombe en particulier aux membres du comité de vérification, compétents en ce domaine, d’exercer une grande vigilance quand on leur présente des montages financiers byzantins ou des transactions avec des filiales non consolidées.
Cette histoire est bien triste. Elle ne met en scène aucun héros ni aucun vilain de dimension mythique. C’est l’histoire un peu sordide d’individus poussés par leur ambition et leur arrogance à se servir de la grisaille des principes comptables pour commettre des actes répréhensibles.
- Mots clés:
- Éthique
- Gouvernance américaine
- Législation