6 août 2012

Rona : la vraie leçon à tirer

Yvan Allaire | Le Journal de Montréal

Aux États-Unis, quand le conseil d’administration d’une entreprise dit non à un acquéreur potentiel, le dossier est réglé, du moins en grande partie.

Les médias canadiens-anglais sont dans tous leurs états. Le gouvernement du Québec souhaite bloquer la prise de contrôle de Rona par l’Américaine Lowe. Impudence nationaliste, affront aux marchés financiers, politiques économiques chauvinistes – la litanie des qualificatifs employés est pour le moins étonnante.

Or, on passe à côté du véritable enjeu. Rona a adopté un modèle de propriété obsolète (une action, un vote, etc.) qui fait en sorte que son destin se retrouve aux mains de spéculateurs, d’actionnaires-touristes, de fonds d’arbitrage ou de fonds de couverture. L’entreprise est soumise aux règles qui régissent les prises de contrôle au Canada, créées et appliquées par les commissions des valeurs mobilières dont la réglementation n’a aucun équivalent aux États-Unis, grand champion du libre marché.

Comment cela fonctionne

Tout d’abord, si Rona avait mis en place une structure de propriété comportant deux catégories d’actions, comme c’est le cas pour Canadian Tire, par exemple, une prise de contrôle sans le consentement du conseil d’administration et des actionnaires dominants serait impossible. Aucun gouvernement n’aurait eu à intervenir.

Ou encore, si Rona disposait d’un conseil d’administration renouvelable par tranches (c’est-à-dire un conseil dont seulement le tiers des sièges d’administrateurs doivent faire l’objet d’une élection chaque année, chose rare au Canada), comme c’est le cas de plusieurs conseils d’administration aux États-Unis, le C.A. de Rona pourrait facilement résister aux avances non souhaitées d’une autre société. Encore là, le gouvernement n’aurait pas à s’en mêler.

Troisièmement, supposons qu’au Canada et au Québec, les lois donnent aux conseils d’administration la responsabilité et l’autorité d’évaluer les offres d’achat non souhaitées, de tenir compte de l’intérêt des toutes les parties prenantes (y compris les actionnaires) et de refuser cette offre, si selon leur jugement éclairé, la transaction n’est pas dans l’intérêt de l’entreprise… comme c’est le cas dans plusieurs États américains N’oublions pas que le conseil d’administration de Rona a dit « non, merci » à Lowe. Il est important de noter que le gouvernement du Québec ne va pas à l’encontre de la volonté du conseil d’administration de Rona.

Rappelons-nous aussi comment la tentative d’acquisition de la chaîne de dépanneur Casey’s de l’Iowa par la Québécoise Alimentation Couche Tard a été contrecarrée par le conseil de cette société, qui a agi dans le respect le plus strict des lois de l’Iowa. Il n’y a pas eu là de nationalisme économique, ni de nécessité d’intervenir de la part des gouvernements puisque plusieurs États américains ont par leur loi donné cette autorité aux conseils d’administration.

La loi canadienne

Mais attention. La Loi canadienne sur les sociétés par actions stipule en fait que « Les administrateurs et les dirigeants doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir :

a) avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société (soulignement ajouté).

La Cour suprême du Canada, dans deux importantes décisions, a précisé la signification de cet article de la Loi. Dans la cause de BCE, elle statuait par exemple que l’obligation fiduciaire des administrateurs en regard de la compagnie tire son origine de la common law.

« Il s’agit d’une obligation d’agir dans les meilleurs intérêts de la société. Souvent, les intérêts des actionnaires et des parties intéressées s’inscrivent dans le prolongement des intérêts de la compagnie. Mais s’ils s’opposent, l’obligation de l’administrateur est claire : il doit agir pour la compagnie ».

De même, dans la cause Peoples c. Wise, la Cour suprême écrivait :

« Nous considérons qu’il est juste d’affirmer en droit que, pour déterminer s’il agit au mieux des intérêts de la société, il peut être légitime pour le conseil d’administration, vu l’ensemble des circonstances dans un cas donné, de tenir compte notamment des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement ».

Or, les commissions des valeurs mobilières canadiennes se sont données comme responsabilité de promulguer et d’appliquer des règles qui, globalement, anéantissent littéralement cette responsabilité des administrateurs, bien qu’elle soit clairement décrite par la Cour suprême.

Les dragées toxiques

Aux États-Unis, par exemple, il est courant d’avoir recours aux dragées toxiques- les poison pills – une technique anti-OPA très efficace pour résister aux prises de contrôle non désirées. Aux États-Unis, ces poison pills peuvent jouir qui jouit d’une longue durée de vie alors qu’au Canada, en vertu des règles imposées par nos commissions des valeurs mobilières, ces “pilules” ont une durée de vie beaucoup plus courte, de 45 à 60 jours, et ne servent pratiquement que d’intermède afin de permettre au C.A. d’obtenir une meilleure offre.

Un article publié dans The Financial Post du 8 février dernier par Julius Melnitzer, intitulé Canadian firms easy targets for takeovers (Les entreprises canadiennes : des cibles faciles pour les prises de contrôle) abordait notamment la façon dont certains conseillers juridiques canadiens de haut niveau percevaient cette question : “En un mot, le conseil d’administration ciblé se retrouve en bien meilleure position aux États-Unis qu’au Canada”, selon Manny Pressman, du bureau torontois du cabinet Osler, Hoskin & Harcourt LLP’s Toronto office. “C’est parce que les armes qui permettent de répliquer à une offre d’achat hostile aux États-Unis sont beaucoup plus puissantes et que les tribunaux américains accordent énormément de respect aux décisions et au jugement que prennent les administrateurs de compagnies sur ces questions, alors qu’au Canada, les tribunaux et les législateurs traitent les conseils d’administration comme des quantités négligeables… »

[traduction]

L’article ajoutait également qu’au Canada, il est presque certain qu’une société qui fait l’objet d’une offre hostile finisse par être vendue… alors qu’aux États-Unis, il est très difficile d’acheter une société qui n’est pas à vendre.

Lois pertinentes en place

Voilà donc le vrai problème que met en relief le cas Rona. Aux États-Unis, lorsqu’un conseil d’administration dit non à un éventuel acquéreur, la question est rapidement expédiée (et cela plus vite dans certains États que dans d’autres). Aucune ingérence politique n’est nécessaire au cas par cas, puisque des lois pertinentes sont déjà en place pour donner au conseil l’autorité de prendre une telle décision.

Au Canada, il est grand temps pour les commissions des valeurs mobilières d’harmoniser la réglementation touchant les prises de contrôle hostiles aux lois canadiennes et aux jugements de la Cour suprême, afin de redonner aux conseils d’administration l’autorité et la responsabilité de porter un jugement définitif sur ces questions.

L’enjeu mis en lumière par le cas Rona n’est pas québécois mais canadien; il ne démontre pas un « nationalisme » économique de mauvais aloi mais bien une volonté de démontrer que la prise de contrôle d’une société soulève plusieurs enjeux et ne se limite pas à la maximisation des gains pour les actionnaires.

Les propos de ce texte n’engagent que son auteur.