1 mai 2004

Loyauté versus Marchés: Partie II

L’entreprise et le marché du talent

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | La Presse

(Texte adapté de leur ouvrage « Stratégie et moteurs de création de valeur», qui paraîtra en mai 2004 chez Chenelière McGraw-Hill)

Le modèle d’antan offrait la stabilité et la sécurité d’emploi.  Il comportait une bonne dose de loyauté mutuelle puisque les employés et l’entreprise étaient dans le même « bateau »; ils allaient voguer ou sombrer ensemble. Le nouveau modèle, selon lequel l’entreprise œuvre dans une nouvelle « zone », au confluent de trois marchés relativement efficients, laisse une plus grande place au jeu de l’offre et de la demande pour le talent, à la liberté de choix, à la mobilité professionnelle et à la maximisation de l’intérêt économique individuel.

Or, ces modes et ces valeurs oscillent selon le pendule de la prospérité économique. Il se pourrait qu’une dure période de contraction économique accompagnée d’un changement de climat politique ranime les vertus de l’ancien modèle. Toutefois, l’enjeu immédiat et pour un avenir prévisible consiste à répondre à la question suivante :

Quels principes, mesures et pratiques de gestion l’entreprise peut-elle adopter pour composer avec un tel contexte? Nous proposons ici quelques pistes de réflexion, appuyées d’illustrations tirées des sociétés Microsoft, Cirque du Soleil et CNN; celles-ci, devant compter sur un assemblage de talent pour réussir, ont su mettre en place,  chacune à sa façon, une combinaison de mesures appropriées comme celles décrites ci-après:

  • Le fondateur, l’entrepreneur en chef, le leader de l’organisation doit incarner des valeurs attrayantes pour le type de personnel dont il a besoin; il doit jouir d’une grande crédibilité et légitimité auprès du talent nécessaire à l’entreprise. Un Ted Turner à CNN, un Guy Laliberté au Cirque du Soleil, un Bill Gates chez Microsoft représentent (ou représentait dans le cas du CNN) pour le personnel talentueux des modèles à émuler et à admirer.

Le succès de Microsoft tient en bonne part à sa capacité de recruter et de retenir à son service des milliers de «geeks» et de «nerds» talentueux, irrévérencieux, non conformistes et mobiles, mais essentiels. Or, Bill Gates lui-même se présente comme le «nerd» en chef, un modèle auquel ces jeunes gens peuvent s’identifier. Avec le temps, Gates acquiert une dimension mythique dans l’entreprise, à la fois proche et distant, encensé pour son intelligence ainsi que sa vision stratégique et technologique. Omniprésent, il donne à l’entreprise une personnalité attrayante pour ce type de personnes.

  • L’entreprise doit identifier clairement les activités qui sont stratégiques, créatrices de valeur dans son secteur et chercher à impartir tout ce qui ne l’est pas. En effet, afin d’établir des programmes de motivation et de rémunération qui soient universels, l’entreprise doit estimer que tous ceux qui y participent sont « stratégiques ». Sinon, elle risque de surpayer certains et de sous-payer d’autres; et si, au contraire, elle met en place des programmes pour lesquels seulement certaines catégories d’employés sont éligibles, elle crée alors un phénomène de « classes sociales » parmi son personnel avec son contingent de jalousie et de sentiment d’iniquité. L’entreprise doit définir le personnel qui est stratégique pour elle, soit parce qu’il est difficile à former et à remplacer sur le marché du travail, soit parce qu’il maîtrise des habiletés de leadership ou des connaissances pratiques et techniques d’une grande valeur stratégique. Elle doit s’entendre avec ce personnel sur les termes et la durée de leur engagement réciproque; l’entreprise doit également établir quel est le partage approprié de la valeur entre le « capital » et ce « talent ».

Le niveau de la rémunération variable, le nombre de personnes participant au régime d’octrois d’options, sont des décisions qui doivent être sensibles à l’enjeu du talent.

Chez Microsoft, l’aspect pécuniaire prend des formes très concrètes: un salaire de base qui ne représente qu’environ 65 % des salaires payés ailleurs dans l’industrie, mais avec la possibilité de se joindre au programme d’options sur le titre de Microsoft. À la fin de l’année 2000, quelque 10 000 des 39 000 employés de Microsoft étaient millionnaires en raison de leurs options! Le taux de rotation du personnel chez Microsoft est la moitié du taux général dans son industrie. Cependant, une telle fortune amassée à un jeune âge résulte, et c’est un enjeu pour Microsoft, en une perte de jeunes gens de talent qui souhaitent «jouir de la vie», partir à la recherche de nouveaux défis, de nouveaux horizons.

  • L’entreprise devrait chercher à élargir le bassin de « talent » essentiel à son bon fonctionnement; c’est à dire, diminuer sa vulnérabilité en rendant ce « talent » plus abondant. Le Cirque du Soleil a su puiser dans l’immense effectif de gymnastes et d’acrobates de talent dans les pays de l’Europe de l’est et de l’ex-URSS devenus accessibles après la chute du communisme. Jusque récemment, Microsoft gardait à son emploi quelque 5 000 employés temporaires qui n’avaient pas les droits et les privilèges des employés permanents. Leur présence et leur aspiration à devenir permanents jouaient un rôle de tampon pour absorber les variations de la demande sans avoir à mettre à pied les permanents. Ce groupe représentait aussi un rappel à l’ordre pour les employés permanents qui se croiraient indispensables. Ces employés temporaires, conscients du stratagème de Microsoft, ont récemment intenté une poursuite judiciaire pour forcer l’entreprise à leur reconnaître les mêmes droits que ceux des employés permanents. Ils ont eu gain de cause.
  • L’entreprise doit se méfier de l’émergence de « vedettes » dans son secteur d’activités et éviter d’y contribuer. Ainsi, CNN a délibérément choisi de ne pas fonder sa cote d’écoute sur des annonceurs vedettes, sur des « personnalités » qui pourraient ensuite monnayer cet achalandage en des salaires faramineux. Chaque fois qu’elle a dérogé à ce principe, elle l’a regretté. Au Cirque du Soleil, aucun personnage des spectacles n’est identifié à un artiste nommément connu, ce qui permet les permutations et substitutions sans impact sur l’attrait d’un spectacle.
  • L’entreprise doit, tant que faire se peut, stimuler un apprentissage «organisationnel» et non strictement individuel; c’est-à-dire, faire en sorte que son savoir-faire soit consigné, systématisé et inscrit dans des systèmes, des méthodes et des pratiques dont l’entreprise est propriétaire.

Microsoft s’est évertuée à mettre au point de nouvelles façons de développer des logiciels. L’entreprise a réussi à transformer ce processus en un procédé quasi manufacturier, avec spécialisation des tâches et travail en parallèle. Il est bien évident que Microsoft souhaite ainsi donner un caractère de prévisibilité au développement de logiciels, conçu jadis comme une activité créatrice, presque un art. Cette transformation du processus de développement apporte aussi une certaine protection à l’entreprise, qui devient moins dépendante sur quelques «développeurs» de génie. De plus, l’entreprise est moins vulnérable au départ d’employés vers ses concurrents puisque, en vertu de leur spécialisation, ils sont plus faciles à remplacer et n’emportent avec eux qu’un petit morceau du savoir technologique de Microsoft.

  • L’individu ne vit pas que de pain. L’entreprise doit donner un supplément d’âme à son activité, conférer à son personnel un sens d’appartenance à une société investie d’une mission noble et engageante; les étapes du recrutement doivent impartir à la nouvelle recrue le sentiment de se joindre à un groupe d’élite devant relever des défis importants. Chez Microsoft, « on veut changer le monde »; au Cirque du Soleil, « nous rêvons d’embellir l’existence de ceux et celles qui croisent notre route… ». Chez CNN, « nous sommes la source d’informations à laquelle les gens font le plus confiance ».

Microsoft a mis en place un processus très exigeant de sélection du personnel, comportant des tests d’intelligence et de créativité, ainsi que de multiples interviews conçues pour mettre à l’épreuve les valeurs  et les habiletés intellectuelles des candidats. Tout cela concourt à donner à la nouvelle recrue le sentiment de se joindre à une société dans laquelle les habiletés mentales priment de façon absolue. Une autre valeur importante, et utile pour l’entreprise, encourage tous le personnel à un travail forcené: la semaine de travail de 100 heures est considérée comme une sorte de norme, un badge d’honneur.

  • L’entreprise doit faire preuve de discrétion dans le recrutement de personnel chez ses concurrents et de réserve dans la surenchère pour le talent. Pour son bénéfice à court terme, elle peut ainsi ouvrir une boite de Pandore dont elle regrettera les effets.
  • Elle peut s’efforcer de localiser physiquement son personnel stratégique de façon à ce qu’il soit moins visible ou accessible aux concurrents. Microsoft a construit à Redwood, une banlieue de Seattle, un splendide campus pour tout son personnel. Ce lieu, éloigné de la Silicon Valley, relativement isolé et très agréable, mélange de campus universitaire et de site de villégiature de haut luxe, devient le point d’attache de son personnel où se mêlent vie sociale et vie professionnelle, loin des regards des concurrents à la recherche du talent de Microsoft.
  • Elle doit se doter d’une politique énergique de protection de sa propriété intellectuelle contre tout-venant.

La mise en place de politiques et de mesures tangibles ou symboliques comme celles-ci pour limiter la mobilité et le pouvoir de négociation de ses ressources stratégiques, et ainsi diminuer la vulnérabilité de l’entreprise, joue un rôle essentiel mais encore mal compris dans la création de valeur économique. Toute entreprise doit s’ajuster sans fausse sentimentalité au contexte dans lequel elle fonctionne, contexte qu’elle n’a, la plupart du temps, ni créé, ni même souhaité.