10 décembre 2007

Le système financier mondial est-il devenu un vaste Enron?

Yvan Allaire | Le Devoir

On le sent bien, les marchés financiers sont inquiets et déconcertés. Pourtant, le système financier canadien en soi montre une assez bonne forme. Par exemple, les prêts hypothécaires à haut risque (les fameux sub-primes), qui agissent comme premiers déclencheurs de la turbulence actuelle sur les marchés financiers, représentent moins de 5% du total des prêts hypothécaires au Canada par comparaison à 22% aux États-Unis en 2006; et le taux de défaillance de ces prêts n’était que de 1% au Canada mais de 8% aux États-Unis en 2006. Ces données sont rassurantes; toutefois le système financier canadien est fortement intégré au système mondial et subit inévitablement les effets des ouragans qui soufflent ailleurs.

Le 2 décembre dernier marquait le sixième anniversaire de la déconfiture d’Enron. Or, les dures leçons de ce fiasco, si elles avaient été bien comprises, auraient pu nous éviter les amères déconvenues que subissent présentement les systèmes financiers un peu partout sur la planète.

Quelles étaient certaines leçons à tirer de l’épisode Enron :

  • Il faut se méfier de l’«ingénierie financière» ; ce terme est d’ailleurs trompeur; le terme juste serait plutôt «prestidigitation financière». Or, on ne construit pas une entreprise solide, ni un système financier fiable, sur des tours de passe-passe, du trompe-l’œil, des profits magiques; les multiples montages financiers hors-bilan ont fait d’Enron une entreprise fragile, un véritable château de cartes; mais les systèmes financiers, à notre époque, sont devenus de complexes montages financiers hors-bilan; il en résulte un système impénétrable dont l’opacité et la complexité rendent difficiles l’évaluation et l’attribution des risques; dans ces opérations, les risques ne disparaissent pas; ils sont passés de l’un à l’autre comme dans un jeu de chaise musicale; celui qui est le moins habile ramasse le risque lorsque la musique arrête! On croyait que ces opérations diminuaient les risques d’ensemble, un peu comme de l’eau dans une bouilloire; en fait, le risque s’était infiltré là où on ne le voyait plus, pourrissant lentement toute la structure.
  • La complexité tue ; dans ce Babel de montages financiers, les magiciens y perdent… leur latin ; leurs concoctions ont des effets imprévus; les chaines de causalité leur échappent; incrédules, ils assistent à l’effondrement et nient leur responsabilité; à ce jour, Skilling, l’ex PDG d’Enron, est persuadé de son innocence et soutient qu’Enron a été la victime d’événements fortuits et d’esprits malicieux. L’effet cumulatif et l’interdépendance de ces structures financières fait qu’elles échappent éventuellement à la compréhension même de leurs créateurs; il est significatif que le président de la réserve fédérale des États-Unis, Ben Bernanke, ait dû convoquer des gestionnaires de fonds de couverture pour se faire expliquer certains montages financiers complexes!
  • Il faut arrêter le moteur des scandales et fiascos financiers ; les rémunérations excessives pour une performance de courte durée et sans clause de remboursement. Toute cette agitation frénétique pour créer de nouveaux «produits» financiers, cette recherche de l’innovation financière à tout prix prennent source dans un système de rémunération hors de contrôle; comme pour Enron, ce sont les motivations financières de tous (banques d’affaires, gestionnaires de fonds, agences de notation de crédit, fonds de couverture, etc.) bien alignées sur le même objectif, qui sont une des causes premières de problèmes présents et à venir; tout système de rémunération est en faute lorsqu’il récompense immédiatement et en argent comptant des performances de courte durée, possiblement artificielles, sans que les déboires subséquents ne mènent à un quelconque remboursement ou ajustement.

Le scandale Enron donna lieu à la loi Sarbanes-Oxley ; celle-ci visa le noir et tua le blanc. Promulguée en toute vitesse au cours d’une crise politique, cette loi s’appuie sur un mauvais diagnostic et propose donc un piètre remède. Le conseil d’administration d’Enron a joué un rôle mineur dans sa déconfiture. Ce sont toutes les autres «sentinelles» des marchés financiers qui dormaient au poste ou, pire, avaient été «soudoyées». Espérons que cette fois-ci, on s’attaquera aux vraies causes de ces fiascos à répétition.