Gouvernance et parties prenantes
L’obligation du conseil d’administration d’agir dans l’intérêt de la société
Yvan Allaire et Stéphane Rousseau | IGOPPIndubitablement, aucune société commerciale ne peut survivre sans afficher des résultats économiques favorables. Pour réussir en longue durée, l’entreprise doit faire appel au talent, à l’expérience et l’engagement de tout son personnel. Elle doit protéger sa bonne réputation comme employeur, fournisseur de biens et services, acheteur et citoyen des régions et des pays où elle mène ses activités. Elle doit se montrer digne de la confiance de toutes les parties prenantes nécessaires à son succès.
À une certaine époque, cette affirmation aurait été qualifiée de lapalissade.
Cette façon de concevoir le rôle et la responsabilité de l’entreprise, répandue au cours des années 1950 à 1980, reposait sur des dirigeants et des conseils d’administration préoccupés de maintenir un sain équilibre entre les intérêts des employés, des actionnaires, des clients et de la société en générale. Les marchés financiers, et les actionnaires en particulier, exerçaient une influence toute relative sur les décisions de la grande entreprise en raison de la fragmentation de l’actionnariat et d’un financement selon des sources internes à l’entreprise.
Un changement de contexte
Pour un ensemble de raisons, cette combinaison de loyauté réciproque et de responsabilité envers les « parties prenantes » s’effrite graduellement depuis le début des années 1980.
Au fur et à mesure que les fonds de placement de toute nature sont devenus les actionnaires « majoritaires» des sociétés cotées en Bourse, que les conseils d’administration furent peuplés en majorité, comme le veut l’orthodoxie de la gouvernance, par des membres « externes » et indépendants, et que les dirigeants furent richement rémunérés, en grande partie par des options sur le titre de l’entreprise, alors les marchés boursiers et financiers devinrent la partie prenante dominante, parfois la seule qui compte.
Quel que fut l’encadrement juridique des responsabilités des conseils d’administration, ceux-ci en vinrent à comprendre qu’ils étaient surtout responsables de « maximiser la valeur des actionnaires ».
C’est ainsi que pendant une trentaine d’années, le leitmotiv, l’impératif premier, de la gouvernance des sociétés publiques dans les pays anglo-saxons se déclina sous forme de « création de valeur pour l’actionnaire ».
Le contexte juridique canadien
Or, la loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) stipule clairement que les conseils d’administrations doivent agir dans l’intérêt de la société. La Cour suprême du Canada a interprété la portée de cette responsabilité dans deux jugements relativement récents: Magasins à rayons Peoples Inc. c. Wise (2004) et BCE Inc. c. Détenteurs de débentures (2009).
Ces deux jugements sont péremptoires : le conseil, dans sa démarche de prise de décision, ne doit accorder aucun traitement préférentiel aux intérêts des actionnaires ni à ceux de toute autre partie prenante mais doit exclusivement agir dans l’intérêt de la société dont ils sont administrateurs.
Cependant, ni la LCSA, ni les jugements de la Cour suprême n’offrent de lignes directrices pour éclairer les conseils d’administration sur l’application pratique de ces énoncés dans des situations concrètes. Ainsi, lorsque les intérêts de diverses parties prenantes sont opposés, comment devrait-on comprendre l’intérêt de la société? Comment le conseil devrait-il procéder pour établir un arbitrage équitable entre les intérêts de diverses parties prenantes et lesquelles ont droit à une telle considération?
Quelles sont les parties prenantes dont les attentes devraient être prises en compte? Où se situe l’intérêt des actionnaires en regard des intérêts des autres parties prenantes? Dans quel intérêt les administrateurs doivent-ils exercer leur pouvoir de gérer les affaires de la société? Comment le conseil devrait-il procéder pour établir un arbitrage équitable entre les intérêts de diverses parties prenantes et lesquelles ont droit à une telle considération?
Ce rapport rédigé par Yvan Allaire, président du conseil de l’IGOPP et le professeur Stéphane Rousseau de la faculté de droit de l’Université de Montréal, tente d’apporter des réponses à plusieurs questions qui plongent beaucoup d’administrateurs dans une profonde perplexité et sont d’une importance capitale pour tout administrateur de sociétés canadiennes.
Ce texte se termine par une proposition de démarche en quatre étapes que pourrait adopter un conseil d’administration pour être pleinement conforme aux dispositions des lois canadiennes :
- Déterminer l’objectif poursuivi et l‘intérêt de la société dans le cadre d’une décision spécifique;
- Établir un processus décisionnel qui soit rigoureux et fasse usage de toute l’information « raisonnablement accessible »;
- Apprécier les attentes raisonnables des parties prenantes pouvant exercer des recours contre la société;
- Identifier les options qui, selon le jugement d’affaires des administrateurs, servent le mieux les intérêts à long terme de l’entreprise.
- L’examen d’un exemple hypothétique, une délocalisation, permet d’illustrer cette démarche ainsi que le type de questions que devrait soulever un conseil d’administration.