17 mai 2004

De l’entrepreneur au bâtisseur

Leadership et vie de l’entreprise

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | La Presse

On prend la mesure d’un leader, bien sûr, au nombre de ses réalisations, mais aussi par le moment et la façon de laisser sa place et par la qualité du leadership qu’il lègue à l’entreprise à son départ.

Dans la vie de l’entreprise, le choix du successeur de l’entrepreneur-fondateur et sa façon de gérer cette transition joue un rôle déterminant.

Or, à notre époque, l’entrepreneur-fondateur a souvent eu recours au marché des capitaux propres pour financer le développement de son entreprise tout en conservant le contrôle effectif par une catégorie d’actions à vote multiple. Il est fréquent que celui-ci continue de concevoir son entreprise comme un projet familial, un legs à ses descendants.

Dans ces circonstances, le fondateur  sous-estime souvent à quel point le recours aux marchés des capitaux propres et l’inscription du titre de l’entreprise en bourse change la nature et le caractère de son entreprise, comment les valeurs de l’entreprise familiale sont difficiles à concilier avec les impératifs du marché des capitaux.

Les fondateurs de Google ont longtemps hésité à inscrire leur entreprise en bourse justement parce qu’ils craignent l’impact de cette décision sur leur « culture » et sur leur façon de gérer; en raison de l’attrait extraordinaire de leur entreprise, ceux-ci estiment qu’ils peuvent imposer leurs règles de fonctionnement au marché financier. Une expérience à suivre, mais au demeurant exceptionnelle!

  • Les marchés financiers demandent et récompensent une croissance continue du chiffre d’affaires et du bénéfice. Durant la  croissance naturelle de ses marchés, l’entreprise peut satisfaire à ces attentes, composer avec elles. Puis vient la maturité.  L’entreprise a deux choix : 1. Se satisfaire de la valeur que donne le marché à une entreprise aux perspectives de croissance amoindries; 2. Rechercher la croissance par le truchement de nouveaux marchés ou d’acquisitions de sociétés plus ou moins connexes. Cette seconde voie doit reposer sur une gestion professionnelle et un mode de leadership approprié, lesquels font souvent défaut à l’entreprise à ce stade de  son développement. En son absence, l’entreprise, malhabile à ces opérations, commet des erreurs, déçoit les marchés financiers et devient elle-même vulnérable.
  • Le financement par le recours au marché public comporte d’onéreuses obligations fiduciaires, l’observance de nombreuses règles et l’obligation de divulguer une abondante information; ce nouveau contexte se traduit en un investissement d’argent, de temps et d’énergie que n’a pas à assumer une entreprise « privée », en un ralentissement de la prise de décision, en une obsession avec les résultats à court terme.
  • Les marchés financiers s’attendent à ce que l’entreprise réduise son effectif durant les périodes creuses du cycle économique. Obtempérant à cette volonté, l’entreprise change sa relation de durée, de confiance et de loyauté réciproque avec son personnel.
  • Les marchés financiers s’accommodent de plus en plus difficilement des arrangements par lesquels le fondateur et ses descendants conservent le contrôle de l’entreprise par le biais d’une catégorie d’actions à vote multiple.
  • Les marchés financiers estiment que toute mesure visant à assurer à un membre de la famille du fondateur le poste de PDG de la société est une forme de népotisme, incompatible avec les exigences d’une gestion hautement professionnelle.

Les investisseurs institutionnels, bien que « minoritaires » dans le décompte des votes, veulent de plus en plus imposer leurs vues sur cet enjeu de succession. Il s’agit d’un changement important dans le comportement des actionnaires, autrefois passifs, indifférents presque à cette question.

Malgré la réticence plus ou moins expresse des marchés financiers, cette succession revêt souvent un caractère familial, comme ce fut le cas, jadis ou récemment, chez IBM, Johnson & Johnson, McCain, Power Corp., Bombardier, Jean Coutu, Québécor, Seagram. L’entrepreneur-fondateur s’est persuadé, à tort ou à raison, qu’un membre de sa famille sera le plus habile à continuer son œuvre, le plus fidèle à ses volontés, le plus apte à bâtir sur ses réalisations.

Le bâtisseur, le successeur du fondateur, saura-t-il naviguer la maturité de l’entreprise, lui insuffler une nouvelle jeunesse, la doter du mode de leadership et de gestion approprié pour une entreprise devenue, ou en voie de devenir, grande et complexe.

L’enjeu, et il est de taille, porte sur la légitimité et la crédibilité du successeur.

Légitimité

Le propriétaire unique d’une entreprise investit d’une totale légitimité le successeur qu’il a choisi. Or, les choses se compliquent lorsque l’entreprise comporte de nombreux actionnaires et est inscrite en bourse bien que le fondateur, souvent, continue de contrôler l’entreprise par une catégorie d’actions spéciales. Son choix d’un successeur parmi les membres de sa famille accorde à ce nouveau dirigeant une légitimé considérable mais partielle. En effet, qui, mieux qu’un membre de la famille, peut incarner les valeurs qui ont fait le succès de l’entreprise et peut apporter des changements importants sans provoquer une crise de légitimité.

Or, les fonds institutionnels et leurs gestionnaires souhaiteraient, pour des fins de légitimité, qu’un comité composé de membres indépendants du conseil évaluent soigneusement et longuement une gamme de candidats en fonction des défis à venir et du type de leader que requière l’entreprise pour assurer son succès et sa durée.

Deux conceptions de la légitimité risquent de s’affronter si on ne prend des mesures appropriées. Par exemple, le conseil devrait jouer pleinement le rôle qui lui est dévolu dans cette décision, tenant compte de tous les éléments. Qui est le plus apte à incarner la continuité et la fidélité au passé en même temps qu’un engagement au changement et une capacité de l’implanter? Quels sont les défis de l’entreprise pour les prochaines années et qui est le mieux préparé pour les relever?

Il est important que les gestionnaires de grands fonds institutionnels  en viennent à connaître les personnes susceptibles de prendre la relève à la direction de l’entreprise, d’en apprécier les qualités, indépendamment de leur statut de membre de la famille du fondateur.

Crédibilité

Si l’enjeu de légitimité est important surtout pour les parties prenantes externes à l’entreprise, l’enjeu de crédibilité se joue aussi au sein de l’entreprise. Quels sont les états de service du nouveau dirigeant? Qu’a-t-il accompli qui lui mérite ce poste? Pourquoi est-il le meilleur candidat pour assurer l’avenir de l’entreprise? Pourquoi les cadres supérieurs et le personnel lui feraient-ils confiance?

Ces questions sont soulevées quelle que soit la provenance du nouveau dirigeant mais elles le sont avec une intensité particulière, bien que très discrètement, dans les cas de succession du fondateur par un membre de sa famille. Celui-ci devrait compter à son actif des réussites professionnelles indiscutables dans l’entreprise ou, encore mieux, dans une autre entreprise.

Toute la démarche pour assurer une transition réussie entre le fondateur et son successeur doit viser à ce que le nouveau dirigeant jouisse de la plus grande légitimité et de la plus haute crédibilité. C’est la condition nécessaire mais non suffisante au leadership pour cette nouvelle phase de la vie de l’entreprise.

De mauvaises décisions à ce stade sont responsables de la stagnation et de la mort de tant d’entreprises!