Capter des investisseurs à long terme à la façon de Toyota
Yvan Allaire | Lesaffaires.comDans la recherche permanente de structures du capital novatrices, Toyota a récemment proposé une variation intéressante sur ce thème mais s’est attiré les foudres de bon nombre d’investisseurs institutionnels. Selon Toyota, il lui faudra engager des investissements massifs sur une longue période pour assurer le développement des technologies de prochaine génération dans le secteur automobile. Toyota estime aussi que l’état actuel des pratiques dans le monde de la finance, la prévalence de fonds-girouettes et l’insistance générale des investisseurs sur l’augmentation rapide du cours de l’action ne sont pas compatibles avec la stabilité de financement essentielle à leurs projets de longue haleine.
[Traduction] « Par conséquent, nous avons déterminé qu’au moment de mobiliser des capitaux pour la recherche et le développement de technologies de prochaine génération, il est souhaitable de faire concorder, dans la mesure du possible, la période au cours de laquelle les investissements dans la recherche et le développement contribuent au rendement de notre entreprise avec la durée ferme des engagements des investisseurs. À cette fin, nous avons décidé d’émettre les actions intitulées First Series Model AA Class Shares qui sont assorties de droits de vote et de restrictions qui garantissent une période de détention de moyen à long terme ».
Document de référence de la 111e assemblée générale ordinaire, à la p. 32
Au cours d’un vote historique tenu le 16 juin 2015, les actionnaires de Toyota ont adopté, avec une majorité de 75 %, la proposition visant à émettre des actions intitulées First Series Model AA Class Shares. Ces actions ne seront vendues qu’au Japon et ne seront inscrites à la cote d’aucune bourse mais seront assorties de droits de vote. Leur prix correspondra à 120 % de celui des actions ordinaires et leurs dividendes seront versés à un taux inférieur à celui des actions ordinaires. Par contre, ce taux augmentera chaque année. La société s’engage à racheter les actions au prix initial après cinq ans. Toutefois, à ce moment, les porteurs de ces actions auront le choix de convertir leurs actions en actions ordinaires à un taux de conversion qui reste à déterminer.
Toyota cherche donc à obtenir pendant au moins cinq ans le soutien d’actionnaires patients, principalement des particuliers japonais, afin de pouvoir poursuivre la recherche fondamentale dans les technologies du futur. Toyota mobilisera initialement 4 milliards de dollars américains et est autorisée à émettre des actions pour un maximum de 12 milliards de dollars américains pour y parvenir. Si ces investissements de Toyota sont couronnés de succès, tous les actionnaires en bénéficieront. Prière aux impatients et aux inconstants de s’abstenir.
Rien n’empêcherait, d’un point de vue légal, une société canadienne d’adopter ce type de structure du capital, pourvu, toutefois, que ses actionnaires y consentent.
Bon nombre de caisses de retraite « étrangères » ont fait part de leur opposition à la proposition de Toyota. CalSTRS, l’influent fonds de retraite des enseignantes et des enseignants de la Californie, le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario, le Florida State Board of Administration et, chose assez étonnante, l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada (l’« Office d’investissement du RPC ») ont tous indiqué qu’ils entendaient voter contre les nouvelles actions de Toyota.
Étant donné que le chef de la direction de l’Office d’investissement du RPC plaide activement et de façon persuasive pour un programme d’investissement axé sur le long terme, on aurait pu croire que ce fonds appuierait une structure du capital novatrice ayant pour but d’attirer des investisseurs à long terme et de mettre la société à l’abri, en partie du moins, des pressions de performance à court terme qu’exercent les marchés des capitaux. Il semblerait, pourtant, que l’Office d’investissement du RPC continue de s’accrocher à une notion dépassée voulant que les doubles classes d’actions constituent un péché capital et « peuvent en effet rendre la direction inamovible, malgré les pressions exercées par les actionnaires en faveur d’un changement » (Principes et directives de vote par procuration de l’Office d’investissement du RPC). Il vaut mieux ne pas se demander quels actionnaires et de quel changement veut-on ainsi se protéger?
Pour une rare fois, les deux principaux conseillers en gestion de procurations ont formulé des recommandations opposées à leurs clients. ISS a recommandé de voter contre la proposition de Toyota tandis que Glass Lewis s’est déclarée en faveur! ISS semble s’inquiéter du fait [Traduction] « qu’une augmentation du nombre d’investisseurs stables puisse donner lieu à des liens un peu trop confortables entre la société et ses actionnaires. Il serait alors difficile pour le marché d’exercer une surveillance appropriée à l’égard de la direction de la société ». Les investisseurs stables sont donc « mauvais » et le « marché » a toujours raison!
Dans un communiqué, le directeur de la gouvernance de CalSTRS a fait valoir [Traduction] « […] que la nouvelle catégorie d’actions proposée par Toyota serait structurée comme des titres de créance, avec des versements de dividendes garantis et définis. Pourtant, ces actions seraient également assorties de droits de vote égaux à ceux d’actions ordinaires qui ne bénéficient pas d’une telle protection contre le risque lié aux titres de capitaux propres ». Au fond, CalSTRS s’attache également au dogme de « une action, un vote». On peut se demander si ces fonds ont refusé, par principe, d’acheter des actions de Berkshire Hathaway, d’Alibaba, de Google, de Facebook, de Groupon, d’Expedia, d’UPS, de Tyson, de Ford, de Nike, du NY Times, de News Corp, de CBS, de Comcast, de Blackstone, de KKR, d’Apollo, de Pershing Square Holdings, de Third Point, etc.
Quoi qu’il en soit donc, l’innovation de Toyota devrait être examinée attentivement par tous ceux qui sont d’avis que les structures du capital qui dominent à l’heure actuelle ouvrent la porte à toutes sortes d’agitateurs boursiers et d’« investisseurs touristes ». Il a été démontré empiriquement que ces types d’« actionnaires » exercent une forte pression sur la direction et les conseils d’administration pour qu’ils livrent de rapides hausses des cours des actions, même s’il faut sabrer dans la recherche et le développement ou dans les dépenses en immobilisations pour y parvenir.
Toyota sort des sentiers battus. Il est grand temps que les investisseurs institutionnels fassent de même.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.