Barrick Gold et le seuil de l’outrage
Yvan Allaire | Lesaffaires.comIl y a belle lurette que les grands fonds institutionnels de placement font connaître aux dirigeants d’entreprises, s’il y a lieu, leur mauvaise humeur et leur déplaisir envers certains aspects de leur gouvernance, au premier chef envers leurs programmes de rémunération. Toutefois ces communications prennent habituellement la forme d’échanges privés et discrets, parfois assortis d’un avertissement de l’intention d’un fonds de placement de voter contre les recommandations de la direction.
Or, la démarche concertée et publique d’un groupe de fonds institutionnels, dont au premier chef la Caisse de dépôt et placement, représente une initiative sans précédent.
Il faut admettre que le cas en litige était singulier. Offrir une prime à l’embauche de $11 millions à un individu sans explication et sans justification.
Une telle prime pourrait peut-être se justifier en certaines circonstances; par exemple, pour attirer le PDG d’une autre entreprise réunissant toutes les qualités nécessaires pour sauver l’entreprise ou en assurer le succès, il arrive que l’on doive le dédommager pour les bénéfices monétaires que le dirigeant perdra en laissant son employeur actuel.
Or dans le cas présent, la personne en cause ne fut pas débauchée d’un poste de PDG dans une autre entreprise. Il a quitté (?) le poste de président de Goldman Sachs en 2003; depuis, il est professeur affilié à un institut chinois et siège sur divers conseils d’organismes publics et privés.
De plus, Barrick Gold, de façon incompréhensible, presque mystérieuse, ne fournit aucune information pour tenter de justifier cet arrangement monétaire.
C’en était trop; de grands fonds d’investissement ont réagi de façon concertée et publique. Ils ont annoncé leur intention de voter contre le programme de rémunération de Barrick Gold lors du vote consultatif (Say-on-Pay) sur le sujet.
Mais, ce qui est plus important et porteur pour l’avenir, le groupe de fonds institutionnels a aussi déclaré son intention de voter contre, (ou plus exactement de retenir leur appui), l’élection des administrateurs qui, en qualité de membres du comité de rémunération du conseil d’administration, avaient autorisé et approuvé cette rémunération.
Bien plus qu’un vote négatif sur une proposition de portée strictement consultative, un vote contre l’élection d’un membre de conseil comporte de lourdes conséquences et fait une mise en garde à tous les conseils d’administration.
Dans le cas de Barrick, les actionnaires ont voté massivement contre le programme de rémunération soumis à un vote consultatif, ce qui est rare. Puis quelque 25% des actionnaires votèrent même contre la réélection des membres du comité de rémunération, un taux rarement atteint. Ces résultats communiquent un message sans équivoque à la direction.
Voilà! On connaît maintenant le seuil où commence l’outrage, le seuil qu’il ne faut pas franchir en matière de rémunération de dirigeants de sociétés cotées en Bourse.
Ainsi, malgré un cas flagrant de rémunération outrancière, les administrateurs qui ont avalisé un tel niveau et une telle forme de rémunération sans explication valable furent réélus. Que serait le résultat avec un cas moins criant?
Toutefois, les grands fonds institutionnels canadiens viennent de tracer une ligne rouge sur le sol de la gouvernance; gare aux conseils d’administration de sociétés cotées qui avaliseront des programmes de rémunération injustifiés et injustifiables; les grands actionnaires seront vigilants et fin prêts à les dénoncer publiquement, à voter contre ces rémunérations ainsi que contre les administrateurs responsables de leur approbation.
Dans l’affaire Barrick Gold, certains investisseurs institutionnels canadiens ont fait montre d’un sens des responsabilités remarquable et d’un activisme de bon aloi que l’on doit souligner et encourager. Les investisseurs institutionnels devraient utiliser leur droit de voter contre l’élection de membres de conseils pour manifester leur désapprobation de cas répréhensibles qui surviennent de temps à autre.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.