1 juin 2006

Les trois écoles du « bon » administrateur

Yvan Allaire | Forces

En ces temps mouvementés, alors que la gouvernance des entreprises subit une véritable métamorphose, comment jouer pleinement son rôle d’administrateur d’une société ouverte (c’est-à-dire cotée en bourse)?

Il me semble distinguer trois façons de concevoir ce rôle, trois écoles de pensée aux contours flous :

  • L’école du «gros bon sens»
  • L’école des fiduciaires pointilleux
  • L’école «héroïque»

L’école du gros bon sens

Jusqu’à tout récemment, cette école était dominante, voire exclusive. La gouvernance, «c’est du simple bon sens appliqué aux choses importantes » aurait-on dit, paraphrasant Napoléon. Le conseil a pour tâche première de choisir des dirigeants compétents et intègres … et de les laisser diriger! Il lui suffit de réagir «en bon père de famille», selon la formule archaïque, aux propositions que la direction veut bien soumettre au conseil. Puisque les intérêts de la société et ceux de ses dirigeants sont tout naturellement en harmonie, coïncident de façon durable, les risques de dérapage sont négligeables!

Cette école a connu son apogée à une époque précise alors que les grandes entreprises étaient soit, les fiefs d’entrepreneurs dominants, soit, des grandes méritocraties institutionnelles. Ces grandes méritocraties proposaient un beau modèle d’entreprise : loyauté réciproque entre l’entreprise et son personnel, recrutement en bas âge à la sortie des écoles, socialisation interne aux valeurs et à la culture de l’entreprise, promotion interne exclusive au mérite, incluant et surtout pour le poste de PDG, sécurité d’emploi pour les cadres et les dirigeants. Dans ces entreprises, l’actionnaire n’était qu’une partie prenante parmi d’autres. Le conseil pouvait dormir (littéralement!) tranquille; les comportements nocifs, les dérapages, les  malversations comptables y étaient hautement improbables.

Ce beau modèle d’entreprise s’est estompé graduellement (bien qu’il ne soit pas complètement disparu). Sous l’influence conjuguée des marchés financiers (l’actionnaire d’abord et avant tout), du marché du talent (les vedettes se paient chers, et en options, changent d’équipe s’il le faut), de nouvelles technologies et de nouveaux cadres règlementaires donnant naissance à de nouvelles industries (cellulaires, internet, énergie, etc.), un nouveau modèle d’entreprise s’est imposé.

Des entreprises nouvellement créées devinrent rapidement grandes, voire gigantesques, sans qu’on ait le temps d’y installer de solides valeurs et de les inculquer à leur personnel. Il en va ainsi de Worldcom, Enron, Global Crossing, Tyco et les autres. Il faut lire les documents, maintenant dérisoires ou pathétiques, produits par Enron vantant ses valeurs d’«intégrité», de «communication franche» avec les employés alors que l’entreprise était peuplée de mercenaires féroces et que l’appât du gain y laminait l’éthique, les principes, la loyauté et la sincérité.

Les fiascos financiers, les scandales dans ces nouvelles entreprises, ont donné un coup mortel, non entièrement mérité, à l‘école du «gros bon sens»; une nouvelle école de pensée, en gestation depuis une bonne dizaine d’années, prit alors une place dominante :

L’école des fiduciaires pointilleux

Les maîtres à pensée de cette école ont formulé un code, un catéchisme, de la bonne gouvernance. Toutes les entreprises à capital ouvert doivent se soumettre à cet encadrement minutieux. Un pointage précis permet de classer les entreprises selon la «qualité» de leur gouvernance.

Le bon administrateur, selon cette école, fait preuve de vigilance dans l’application des règles du catéchisme et s’assure de protéger en tout temps son indépendance, vertu première de l’administrateur selon cette école. La thèse, un tantinet simpliste, qui sous-tend sa popularité du moment veut que ces règles de gouvernance auraient bloqué la route aux agissements douteux ou carrément frauduleux de dirigeants maintenant notoires.

Or, sauf le cas patent Conrad Black et Hollinger International, les études détaillés des autres déconfitures mythiques montrent qu’une meilleure gouvernance fiduciaire n’aurait pas évité la catastrophe; il se peut cependant qu’une gouvernance légaliste et pointilleuse aurait entravé la croissance de l’entreprise, aurait tué dans l’œuf l’entreprise en devenir; alors sans innovation et sans croissance, pas de fiasco.

Les dirigeants et les entrepreneurs ainsi que les observateurs les plus perspicaces comprennent les risques posés par cette école de la gouvernance dans sa forme hypertrophiée. Aussi, sagement, prudemment, on commence à mettre l’emphase sur les vrais enjeux de la «bonne gouvernance» : la légitimité et la crédibilité des administrateurs. On cherche à améliorer les façons de choisir et d’élire les administrateurs. On définit le type d’expérience et d’expertise que l’on souhaite rassembler au conseil. Cette évolution est judicieuse et, dans la mesure où elle s’accompagne de garde-fous contre les excès d’un légalisme tatillon, pourra faire faire jouer un rôle positif à l’école fiduciaire de la gouvernance.

Toutefois, dans l’univers des entreprises du nouveau modèle, cette forme de gouvernance est insuffisante en ce qu’elle ne corrige pas le vice fondamental, ne tranche pas le nœud gordien, de toute gouvernance : l’asymétrie des compétences et de l’information entre les gouvernants et les gouvernés, une asymétrie avantageant ceux-ci dans leurs transactions avec ceux-là.

L’école héroïque

La solution à ce dilemme passe par une forme de gouvernance que l’on retrouve dans les entreprises «privatisées» par les fonds spécialisés, les KKR, Blackstone, Carlisle et autres. Non seulement ceux qui siègent au conseil de l’entreprise privatisée sont-ils légitimes (ils ont acheté l’entreprise!) mais, dès après la privatisation, ils investissent massivement leur temps et leur énergie mentale pour comprendre à fond l’entreprise, pour devenir « crédibles » aux yeux des dirigeants en place, pour réduire cette asymétrie des compétences. Ils peuvent ainsi, à brève échéance, prendre les décisions stratégiques, donner à la direction des orientations claires, évaluer les dirigeants et en changer, s’il y a lieu, et établir des programmes de rémunération qui récompensent la véritable performance économique. Les «administrateurs» de ces sociétés privatisées détiennent d’énormes intérêts financiers dans l’entreprise; si l’opération réussit, leur propre rémunération sera astronomique. Suffit-il de mentionner l’acquisition de Shoppers’ Drug Mart (Pharmaprix) par un consortium de KKR, Teachers et autres, laquelle résulta en $5 milliards de valeur ajoutée entre novembre 1999 et novembre 2004?

Comment reproduire ces comportements, cet engagement, cette expertise au conseil des entreprises cotées en bourse ? Le conseil devrait démontrer un engagement de temps et d’énergie à la hauteur de ce que l’on trouve au conseil des sociétés «privatisées» alors que la rémunération de ces administrateurs publics est modeste, comme au temps où l’école du «gros bon sens» dominait les conseils d’administration; un tel  comportement, proprement héroïque, est donc rare.

Pas surprenant que ces fonds spécialisés réussissent à créer tant de valeur dans l’entreprise privatisée en remplaçant un « bon » conseil de la première ou de la deuxième école par un conseil de leur cru.

Conclusion

Si l’école du « gros bon sens » était (et est encore) appropriée pour gouverner l’entreprise empreinte de continuité, de traditions, de loyauté, de longévité professionnelle, elle devient par contre un mode périlleux de gouvernance dans l’entreprise du nouveau modèle.

L’école des fiduciaires tatillons qui l’a remplacée dans l’effervescence des scandales financiers, a joué pendant un temps un rôle utile de placebo. Cependant, poussée à bout, cette école donnera de piètres résultats, le contrôle étouffant la stratégie, la vigilance évacuant la vision.

Dans sa forme modérée, avec une emphase plus nette sur les façons de rehausser la légitimité et la crédibilité des administrateurs, cette école pourra contribuer à une amélioration sensible de la gouvernance.

Toutefois, la vraie création de valeur par un conseil d’administration passe par des formes de gouvernance inusitées, voire irréalistes, dans le contexte présent, à moins d’attirer au conseil des gens d’une trempe héroïque, se dévouant à la tâche, maîtrisant en profondeur les paramètres de performance de l’entreprise en échange pour…la satisfaction du travail bien fait!