Chronique d’une bulle financière
Yvan Allaire | IGOPPLe montant des pertes annoncées ne cesse de croître. Les grandes banques et autres institutions financières de renom sont brutalement touchées. Les pires scénarios sont échafaudés. La bulle du crédit facile se dégonfle soudainement.
C’est à n’y rien comprendre. Comment le fait de (trop) prêter sur hypothèques à des Américains dont la qualité du crédit est faible peut-il se transformer en une crise financière de dimension internationale ?
Dans le monde bancaire d’antan, une banque accordait un prêt hypothécaire équivalent à une fraction de la valeur estimée de la maison de l’emprunteur. Si celui-ci ne pouvait faire face à ses obligations, la banque saisissait la propriété et la vendait pour récupérer son argent. Si, exceptionnellement, la vente rapportait moins que le montant de l’emprunt, la banque enregistrait la perte à ses états financiers.
Cette description du fonctionnement du monde bancaire, anachronique et surannée, n’a plus aucun rapport avec les marchés financiers à notre époque.
Nous n’allons pas dans ce court article tenter de décrire tous les arrangements complexes, les montages financiers, les produits dérivés et autres instruments, qui sont devenus le pain quotidien du monde financier.
Toutefois, une composante de ce système pourrait s’avérer le maillon faible, la fissure qui fasse s’écrouler de grands pans d’un édifice plus fragile qu’il ne semble. Il s’agit des dérivés de crédits.
Les dérivés de crédit
Dans sa forme première, le marché des dérivés de crédit peut sembler utile en ce qu’il permet à un prêteur d’acheter une certaine assurance contre le risque que son débiteur fasse faillite. Sur cette prémisse simple et orthodoxe, des montages financiers complexes furent échafaudés.
Le marché des hypothèques à haut risque a fait subir un premier test à ces montages. L’expérience, douloureuse et inquiétante, continue de faire des ravages. Toutefois, le vrai test, l’épreuve finale, de cet échafaudage viendra avec une récession et la diminution de la qualité du crédit des entreprises que tout récession entraîne inévitablement.
Ce marché de « l’assurance crédit » a littéralement « explosé » entre 2002 et 2007 atteignant quelque 45 billion $ (trillion en anglais, soit 45000 milliards $ !). Trompés par la volatilité (et donc le risque apparent) très faible des dernières années ainsi que par un taux de faillite des entreprises et des ménages extrêmement bas, les « assurés » se sont contentés de très faibles garanties offertes par les «vendeurs» d’assurances, compte tenu de ses obligations.
Le taux de croissance de ce marché des dérivés de crédit, non réglementé et faiblement surveillé, fut tel que les systèmes en place sont débordés, incapables de rendre compte rapidement des obligations prises, ni même de confirmer les transactions en temps opportun.
Pour toute assurance conventionnelle, l’assuré doit démontrer une perte réelle pour être assurable et remboursé par l’assureur. Dans le cas des «dérivés de crédit», les pertes peuvent être virtuelles et spéculatives. C’est pourquoi le montant total des dérivés de crédit est de sept à huit fois supérieur au total des prêts assurés ! Imaginons que l’on puisse prendre une assurance sur une maison dont on n’est pas propriétaire, tout simplement parce que l’on spécule qu’elle risque de passer au feu. Éventuellement, une maison de $100,000 pourrait porter pour $800,000 d’assurance, dont $700,000 détenus par des spéculateurs. Si cela était permis, il y aurait lieu de s’inquiéter pour le sort de cette maison.
Or, il en est ainsi avec les dérivés de crédit. Les spéculateurs peuvent miser contre le crédit d’une entreprise pour des montants supérieurs à la dette totale de cette entreprise et sans jamais avoir prêté un seul sou à cette entreprise. Ces spéculateurs feront des gains spectaculaires si le crédit de cette entreprise se détériore. Pourraient-ils, ces spéculateurs, tenter de créer un sentiment négatif envers l’entreprise, disséminer toute information négative, « planter » des reportages négatifs dans certains média. Jamais, au grand jamais!
Donc, par la magie des marchés financiers modernes, non seulement, l’entreprise doit-elle composer avec les vendeurs à découvert de son titre, mais également avec des spéculateurs qui misent sur la détérioration de la qualité de son crédit. Quel univers ! Quelle tentation de calomnier une entreprise lorsque de tels bénéfices en sont la récompense !
Qui donc « vend » et « achète » ces « polices d’assurances » ? Les banques représentent 40% de ce marché ; mais plus de 30 % de ces assurances furent vendues par des fonds de couverture, c’est à dire quelque 14 000 milliards $ d’assurances.
Plusieurs fonds de couverture sont « vendeurs d’assurance » alors que d’autres sont des acheteurs spéculatifs de ces mêmes assurances. Les uns comme les autres étant des « spéculateurs » ont emprunté massivement pour produire des résultats encore plus spectaculaires. Durant les années fastes, les « vendeurs » d’assurance ont encaissé des primes d’assurance sans avoir à payer pour des pertes. Ils ont empoché 20% des rendements ainsi réalisés, ce qui représente des sommes gigantesques. Lorsque les vents tourneront et que les pertes lourdes (et les appels de marge venant de leurs créanciers inquiets) mettront plusieurs fonds de couverture en difficulté, leurs dirigeants déclareront faillite et remettront les clefs de la boutique aux investisseurs et créanciers. Ils conserveront bien sûr les rémunérations faramineuses des bonnes années.
Quelles sont les causes de ces phénomènes ? Comment se prémunir contre les prochaines crises ? Quelques observations sont pertinentes :
1. Les déréglementations de l’industrie financière sont toujours périlleuses.
Ce n’est pas que toute déréglementation soit mauvaise, bien au contraire. Toutefois, la déréglementation, ou l’absence de réglementation, du système financier américain fut presque chaque fois la cause d’énormes problèmes par la suite, problèmes qui s’étendent rapidement à l’ensemble du système financier mondial. Pourquoi ? Parce que le secteur financier américain foisonne d’ »innovateurs » de tout acabit pour qui une déréglementation ou une absence de réglementation devient une source d’occasions d’affaires, de nouvelles façons de faire des profits.
Il en fut ainsi avec la déréglementation des » Savings and Loans » au début des années 80, une initiative qui a coûté quelque 125 milliards $ aux payeurs de taxes américains.
Au cours des années 90, une dure bataille fut menée par les grandes banques américaines (et leur principal allié Robert Rubin alors Secrétaire au trésor et… co-président de conseil de la Citigroup depuis !). Leur but était d’abolir la compartimentation du système financier entre banques commerciales, sociétés d’assurance, courtiers en valeurs mobilières. Le premier bénéficiaire de cette déréglementation serait… Citigroup!
La compartimentation des intervenants financiers fut enchâssée par la loi Glass-Steagall en 1933 suite à la débandade des marchés financiers d’alors. Rubin et compagnie eurent gain de cause. S’en suivirent de multiples fusions/acquisitions entre banques commerciales, banques d’affaires, maisons de courtage, etc. Il en résulta un système vicié dont les motivations financières jouèrent un rôle déterminant, mais insuffisamment reconnu, dans les fiascos Enron, Worldcom, Global Crossing et les autres.
Dans un repli obscur du système financier se jouait au même temps une rude partie dont l’issue exerce une influence déterminante sur la crise que vit présentement le système financier.
Le 7 mai 1998, Mme Brockley E. Brown, la présidente de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), l’agence responsable de la surveillance des marchés où se négocient les contrats à terme sur les denrées, émit un document de travail suggérant que les produits dérivées transigés de gré à gré («over-the counter» ou OTC markets) soient soumis à une réglementation par son organisme. Il faut comprendre que les instruments négociés de gré à gré (OTC) ne sont soumis à aucune réglementation.
Mal lui en prit. Le puissant trio de Robert Rubin, Secrétaire au trésor (encore lui), Arthur Leavitt, alors président de la Securities and Exchange Commission (SEC), et Alan Greenspan, alors président de la Banque fédérale américaine, passa à l’action pour tuer dans l’œuf cette velléité de réglementation. Mme Brown quitta son poste puisque son mandat n’allait pas être renouvelé par le Président Clinton. Son document prit le chemin des oubliettes. Les produits dérivés de gré à gré ne seraient pas réglementés.
Voyons-en les conséquences pour un seul instrument, les dérivés de crédit. Puisque le marché des dérivés de gré à gré n’est pas réglementé, il fut astucieux de vendre de l’assurance-crédit sous le couvert des «produits dérivés de crédit» négociés de gré à gré échappant ainsi à tout l’appareillage réglementaire à la fois du secteur «assurances» et des produits dérivés transigés en bourse.
Rappelons qu’il s’agit d’un marché dont la valeur totale est de quelque 45 000 milliards $, plus de trois fois le PIB des Etats-Unis. C’est donc un marché non réglementé, géré de façon artisanale et propulsé par des spéculateurs voraces.
2. Il faut se méfier de l’«innovation financière».
Si l’innovation est l’élixir de la croissance dans les entreprises industrielles, il en va autrement dans les entreprises financières. Or depuis vingt à trente ans, le monde de la finance produit des « innovations » à un rythme remarquable. En conséquence, les systèmes financiers sont devenus de complexes montages financiers en grande partie cachés hors du bilan des institutions financières. Ce système est impénétrable; son opacité et sa complexité rendent difficiles l’évaluation et l’attribution des risques.
Le principal argument en appui à toutes ces « innovations » est à l’effet qu’ils réduisent les risques par la diversification et par la possibilité d’acheter de la protection. Or, il devient évident que toutes ces opérations n’ont pas fait diminuer les risques. Ceux-ci sont passés de l’un à l’autre comme dans un jeu de chaise musicale ; celui qui est le moins habile ramasse le risque lorsque la musique arrête ! On croyait que ces opérations diminuaient les risques d’ensemble, un peu comme de l’eau dans une bouilloire; en fait, le risque s’était infiltré là où on ne le voyait plus, pourrissant lentement toute la structure.
3. La complexité mène à la perte de contrôle.
Dans ce Babel de montages financiers, leurs concepteurs mêmes ne s’y comprennent plus. Leurs structures sont plus fragiles que prévu ; les chaînes de causalité leur échappent; l’effet cumulatif et l’interdépendance de ces structures financières font qu’elles échappent éventuellement à la compréhension même de leurs créateurs. Incrédules, ils assistent à l’effondrement et nient leur responsabilité.
4. Il faut arrêter le moteur des scandales et fiascos financiers : les rémunérations excessives pour une performance de courte durée et sans clause de remboursement.
Toute cette agitation frénétique pour créer de nouveaux «produits» financiers, cette recherche de l’innovation financière à tout prix, prennent source dans un système de rémunération hors de contrôle. Les motivations financières de tous (banques d’affaires, gestionnaires de fonds, agences de notation de crédit, fonds de couverture, etc.) bien alignées sur le même objectif, sont la cause première de problèmes présents et à venir. Tout système de rémunération est en faute lorsqu’il récompense immédiatement et en argent comptant des performances de courte durée, possiblement artificielles, sans que les déboires subséquents ne mènent à un quelconque remboursement ou ajustement.
Le marché des dérivés de crédit, non réglementé, alimenté par les banques et dominé par des fonds se spéculation, est à l’origine de la bulle du crédit. On y trouve tous les ingrédients d’une recette infaillible pour fiasco en préparation. Ce sont les honnêtes citoyens qui en paieront la note, encore une fois.
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