15 mai 2014

Le capital du professeur Piketty

Yvan Allaire | Le Monde

Depuis la publication de la version anglaise de son livre, Capital in the 21st Century, M. Piketty est devenu la coqueluche de la gauche américaine.

Bien qu’il soit qualifié de néo‑marxiste par les pontes de la droite, M. Piketty est en fait un héritier de la Révolution française à laquelle il fait de nombreuses références toutes favorables. Dans un ouvrage abondant en ratiocinations, Piketty propose, avec une désinvolture séduisante, des violations en série des libertés fondamentales.

Même ceux, qui comme moi, sont mal à l’aise avec les actuelles inégalités de revenu et de richesse, particulièrement aux États-Unis, devraient sursauter d’effroi devant les remèdes qu’il met de l’avant.

Examinons quelques‑unes des politiques que M. Piketty propose de mettre en œuvre pour éradiquer les inégalités une fois pour toutes :

  • Faire passer les taux d’imposition marginaux à 80 %. [Traduction] « D’après nos estimations, le niveau optimal du taux d’imposition supérieur dans les pays développés serait supérieur à 80 %. ». Or, des économistes ont étudié le niveau optimal du taux d’imposition marginal au Canada. Par exemple, Veall (2012) écrit dans la Revue canadienne d’économique : [Traduction] « en ce qui concerne l’imposition, mon étude des recherches effectuées sur la réactivité fiscale au Canada m’amène à penser que, compte tenu de ce que nous savons à l’heure actuelle, il existe un risque que l’augmentation des [actuels] taux d’imposition marginaux supérieurs ne permette de mobiliser que de faibles recettes fiscales, voire aucunes. »
  • Imposer une taxe mondiale sur le capital. Il s’agit clairement de la « solution » préférée de M. Piketty et il salive à l’idée de pouvoir s’ingérer dans les affaires privées des citoyens pour y parvenir. L’application de cette taxe exigerait la collecte de [Traduction] « renseignements exhaustifs sur les actifs que possède un individu », de « renseignements qui devraient être fournis sous peine de sanctions prévues par la loi ». « Toute personne devrait déclarer ses immobilisations aux autorités financières mondiales afin qu’elle soit reconnue à titre de propriétaire légitime. Voilà ce que la Révolution française a accompli… » (caractère gras ajouté). Il faudrait qu’il y ait un partage à l’échelle internationale des renseignements financiers concernant tous les citoyens, des règles pour l’évaluation des actifs, des passifs et du patrimoine net… Le principe est plutôt simple : chaque administration fiscale nationale devrait recevoir tous les renseignements nécessaires pour lui permettre de calculer le patrimoine net de chacun de ses ressortissants.

Heureusement, ces prescriptions n’ont aucune chance d’être adoptées, pour des raisons à la fois politiques et pratiques. Il faut une certaine innocence en matières de finances pour ne pas percevoir la complexité et l’arbitraire de tenter d’attacher annuellement une valeur marchande à tous les types d’actifs (actions dans une société privée, maisons, appartements, terrain, automobiles, meubles, œuvres d’art, etc.).

Son livre s’attarde donc (longuement!) sur la description et l’historique du phénomène des inégalités de richesse mais ne propose aucun énoncé de politiques vraiment réalisables.

Pourtant, ce qui est plutôt étonnant c’est que le livre de M. Piketty, malgré ses lacunes, est accueilli comme le nouvel évangile des forces progressistes, un appel en faveur d’une action politique même de la part d’économistes et de commentateur modérés de centre gauche aux États‑Unis, ceux‑là mêmes qui devraient faire preuve de plus de discernement.

En fait, le livre a le grand défaut de traiter trop sommairement de phénomènes complexes. Autrement dit, M. Piketty a eu les yeux plus grands que la panse.

Prenons son « analyse » des inégalités considérablement accrues de revenu et de richesse dans les pays «anglo‑saxons» (soit les États‑Unis, le Royaume‑Uni, le Canada et l’Australie) par rapport aux pays européens. M. Piketty blâme principalement à cet égard les énormes augmentations de « salaires » versées aux dirigeants de sociétés cotées en bourse.

Selon M. Piketty, ce phénomène découle du fait que les dirigeants fixent essentiellement leur propre « salaire » et que, en raison de l’évolution des « normes sociales » et de « l’acceptabilité de la richesse » depuis l’ère Reagan et Thatcher, les dirigeants américains et britanniques peuvent se verser des rémunérations extraordinaires sans subir d’opprobre social.

Dans les faits, le salaire et les primes des dirigeants américains, en dollars indexés, n’ont pas augmenté substantiellement entre les années 1950 et les années 2000! (Frydman et Jenter, 2010)

Options d’achat d’actions

Les augmentations faramineuses de rémunération tiennent aux options sur le titre et autres formes de rémunération liées à la valeur du titre de la société. Or, dans son volumineux ouvrage, M. Piketty ne traite pas du phénomène et de son rôle dans l’inégalité de richesse. En fait, le terme « options d’achat d’actions » ne figure même pas dans l’index de son livre.

Dans un marché boursier qui carbure depuis une trentaine d’années au bénéfice par action, la rémunération fondée sur des options d’achat d’actions et des actions est devenue très attrayante : le produit de l’exercice de ces options et actions par les dirigeants est imposé au taux nettement inférieur applicable aux gains en capital. De plus jusqu’en 2004, ce type de rémunération n’entraînait aucun coût comptable pour la société. En réalité, les sociétés, américaines du moins, obtenaient un crédit d’impôt lorsque les options d’achat d’actions étaient effectivement exercées. Après 2004, une imputation aux résultats relativement modeste a été imposée.

L’attribution d’une rémunération liée aux actions aux dirigeants a débuté à petite échelle aux États-Unis au cours des années 1970 et a pris de l’ampleur dans les années 1980 pour représenter 26 % de la rémunération totale attribuée par les 50 principales sociétés américaines. Au cours des années 1990, ce pourcentage s’est établi à 47 % pour atteindre un sommet stupéfiant de 60 % au cours de la période allant de 2000 à 2005. (Frydman et Jenter, 2010)

Cette hausse était attribuable, entre autres, à des études universitaires réalisées dans les années 1980 censées montrer que les dirigeants recevaient un trop faible pourcentage de la hausse de la valeur boursière de leur société et étaient donc plus susceptibles d’entreprendre des projets «destructeurs de valeur» pour les actionnaires plutôt que de la maximiser.

Puis, au début des années 1990, ce sont des fonds d’investissement qui sont devenus, collectivement, les actionnaires majoritaires des sociétés; au départ, ces fonds appuyaient fortement cette rémunération sous forme d’options d’achat d’actions puisqu’elles semblaient lier la rémunération des dirigeants à la valeur des actions dans leur portefeuille, motivant ainsi les dirigeants d’entreprises à se préoccuper que de maximiser le prix du titre de la société.

Jusqu’aux années 1990, ce type de rémunération n’existait pratiquement pas en Europe (sauf au Royaume‑Uni). Même en 2008, le régime de rémunération des dirigeants européens était composé de seulement 19 % d’options d’achat d’actions et d’incitatifs liés aux actions. (Conyon et al., 2010)

Alors, puisque cette forme de rémunération par options établit un lien direct entre la rémunération des dirigeants américains et le rendement des marchés boursiers américains, il est facile de comprendre comment et pourquoi cette rémunération a fait un bond prodigieux au cours des derniers 30 ans.

Le graphique 1 qui suit montre qu’avant 1980, il n’y avait pas de corrélation entre la rémunération totale des dirigeants et les marchés boursiers. Puis, à compter des années 1980, c’est sans surprise que nous constatons qu’il existe une corrélation presque parfaite entre la rémunération totale des dirigeants américains et les marchés boursiers.

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Compte tenu du rendement des marchés boursiers américains au cours des trente dernières années (la valeur des actions du S&P 500 a décuplé au cours de cette période), compte tenu du fait que la durée des options d’achat d’actions est habituellement de dix ans et que des actions et des options d’achat d’actions sont généralement, mais pas toujours, attribuées chaque année, la rémunération et la richesse des dirigeants américains ont fait en sorte que la plupart de ceux-ci se retrouvent dans le 1% et même le 0,1% des personnes les plus riches au cours de cette période de trente ans.

Fonds de couverture

L’évolution particulière du secteur financier américain (et britannique) a exacerbé la distribution inégale des richesses et a donné lieu à un niveau de concentration sans précédent de la richesse détenue par la tranche de 1 % des Américains les plus riches. Pourtant, ce fait important n’est même pas mentionné dans le livre de M. Piketty.

Ainsi, discrètement, à l’insu du grand public, est apparu un foisonnement de firmes spécialisées détenues par des intérêts privés réalisant des opérations financières, boursières et spéculatives de toute nature, créant une immense richesse pour leurs associés et gestionnaires.

Les fonds de couverture (qu’il serait plus approprié d’appeler des « fonds spéculatifs ») font partie de ces firmes spécialisées en grande partie occultes qui tiennent souvent un rôle principal, parfois un rôle de soutien, dans bon nombre de scandales financiers. Mettant en œuvre, avec l’argent des autres, des stratégies spéculatives, ils récoltent des honoraires de gestion habituels de 2 % ainsi que 20% des profits réalisés. Lorsque ces fonds de couverture font un pari réussi, ils gagnent le gros lot.

Une fois par an, le magazine Alpha collige les données sur les rémunérations gagnées par les 25 meilleurs parieurs. En 2014, selon ce magazine, ces 25 individus ont gagné collectivement 21,15 milliards de dollars, le butin allant de 300 millions de dollars à 3,5 milliards de dollars. Autrement dit, ces 25 « gestionnaires» ont gagné 3,5 fois la rémunération totale des 500 PDG des sociétés composant l’indice du S&P 500, ces mêmes PDG qui font l’objet de vives critiques pour l’extravagance de leur rémunération. Les fonds de couverture utilisent bien évidemment des structures organisationnelles ingénieuses et d’autres manœuvres fiscales pour que leur revenu soit assujetti à un très faible taux d’imposition.

Ceux qui sont d’avis que les inégalités de revenu et de richesse doivent être réduites et qu’elles sont, à leur niveau actuel aux États-Unis, un phénomène explosif sur le plan social, doivent proposer des politiques réalistes et efficaces.

La solution ne viendra certainement pas du professeur Piketty!

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.