Remettre la finance à sa place !
Yvan Allaire | Lesaffaires.com(Adapté de « Plaidoyer pour un nouveau capitalisme » par Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu)
Spéculation par produits dérivés, manipulation du Libor, délits d’initiés, manigances financières pour exploiter la naïveté des dirigeants de plusieurs villes américaines, il semble qu’il n’y ait pas de limites à la cupidité dans le secteur financier, pas de remords pour les fraudes, malversations, entourloupettes à répétition, surtout pas d’emprisonnement de dirigeants.
Rappelons-nous comment la justice américaine châtia sévèrement les dirigeants fautifs d’entreprises de télécom, les Enron, WorldCom et autres. Certains furent condamnés à 20 ou 30 ans de prison ferme. Conrad Black, dont les « crimes » retenus contre lui ressemblent à des enfantillages par comparaison, a néanmoins passé quelque 42 mois au cachot.
Au cours des années 1980, la faillite de nombreuses sociétés de « Savings and Loans » au États-Unis mena à l’incarcération de plus d’un millier de dirigeants de ces sociétés. Cette fois-ci, la crise financière sans précédent survenue en 2008 a résulté en 45 poursuites de dirigeants par la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine, toutes réglés par des amendes mais sans aucune incarcération.
D’ailleurs, le nombre de poursuites pour fraudes financières aux États-Unis a diminué sensiblement au cours des derniers dix ans, passant de quelque 3327 en 2001 à 1365 en 2011.
Pourquoi donc cette relative complaisance des régulateurs ? Serait-ce l’aboutissement normal de l’immense contribution financière aux partis politiques consentie par l’industrie financière ? En effet, l’industrie financière américaine investit quelque $300 millions par année dans les deux partis politiques en plus de dépenser quelque $500 millions par année depuis 2008 en activités de lobbying.
Serait-ce plutôt que l’industrie financière ayant été si profondément dérèglementée (un juste rendement pour toutes ces sommes investies) beaucoup de manigances, qui auraient naguère mené à des inculpations, sont désormais légales ; immorales peut-être mais pas illégales.
Il faut bien admettre que les agissements pervers dans le secteur financier donnent des munitions à ceux qui veulent en découdre avec notre système capitaliste. Le capitalisme, écrivait Karl Marx (1818-1883), porte en lui-même, le germe de sa destruction. La cupidité et l’appât du gain qu’il engendre sont les ennemis de la cohésion sociale et de la moralité. Pour Marx, le capitalisme représente une force irrésistible, ultimement nocive et cruelle, qui ne peut être canalisée, encadrée ou réglementée. Il faut donc l’abolir, l’éliminer, l’interdire. Marx proposait un système dit socialiste ou communiste pour remplacer, écrivait-il, ce système injuste et pernicieux appelé capitalisme.
Or, quels que furent les bons sentiments qui animaient Marx, son système, lorsque soumis à l’épreuve de la société réelle, s’avéra un échec monumental et cruel dans les pays de l’Europe de l’est et de l’ex-URSS. Depuis cette expérience, les vertus des marchés privés de biens et services sont généralement admises et prêtent peu au débat en nos temps.
Il en va autrement des marchés financiers. Ceux-ci tentent de s’affubler des mêmes vertus que les marchés de biens et services : efficience, innovation, satisfaction des besoins, concurrence, etc. Or, les marchés financiers, par leur rôle d’intermédiation, apportent une certaine valeur ajoutée pour la société. Cependant, hypertrophiés et métastasés, les marchés financiers étouffent l’économie réelle et imposent une logique malsaine aux entreprises productrices de biens et services.
Quelle est la fonction sociale de ce système financier alambiqué ? Que de ressources monopolisées pour de piètres résultats: le gaspillage des meilleurs talents, des rémunérations astronomiques alimentant une cupidité omniprésente et galopante, l’encensement de la spéculation, la fracture du tissu industriel, la dévastation de l’économie réelle.
Au cœur de l’invraisemblable crise financière de 2008, dont les effets perdurent, se dissimule le modèle « idéal », le modèle américain, de l’entreprise. Ce nouveau modèle s’est façonné au cours des trente dernières années alors que le capitalisme managérial d’antan se métamorphosait en un capitalisme financier, un capitalisme de casino.
En 2008, ce modèle d’entreprise était devenu la norme dans les pays « développés » : reposant sur le principe « d’une action, un vote », cotée en Bourse, « propriété » d’un grand nombre de fonds de placement aux objectifs de rendement souvent à court terme, d’ « actionnaires » éphémères et spéculatifs, gouvernés par des administrateurs « indépendants », gérés par des dirigeants richement rémunérés, en grande partie par des options sur le titre de l’entreprise, pour servir exclusivement ces nouveaux « actionnaires ».
Quand les banques d’affaires (les Goldman Sachs, JP Morgan Chase, Lehman Brothers, Morgan Stanley, Bear Stearns) se transforment de sociétés de professionnels en sociétés cotées en bourse du modèle décrit ci-haut, quand les « sentinelles des marchés » que sont, ou devraient être, les Bourses et les agences de notation de crédit adoptent pour elles-mêmes ce modèle de sociétés cotées en Bourse, alors la déconfiture du système est assurée.
Subrepticement nos économies, celle des États-Unis au premier chef, ont été poussées vers une forme de capitalisme dans lequel les marchés financiers dominent, font la loi et imposent leur volonté aux gouvernements et aux entreprises. Cette évolution néfaste est la cause fondamentale des crises et fiascos financiers à répétition depuis une vingtaine d’années. Une réforme du système s’impose pour remettre la finance à la place modeste qui devrait être la sienne et ramener dans toutes les entreprises, financières et industrielles, une gestion pour le long terme ainsi qu’un certain niveau de loyauté, de confiance mutuelle et de solidarité, vertus essentielles au bon fonctionnement de toute organisation humaine.
(Les propos de M. Allaire n’engagent pas l’IGOPP ni son conseil d’administration).
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