17 novembre 2020

Raison d’être, ESG, parties prenantes : à quoi cela rime-t-il ?

Yvan Allaire et François Dauphin | Commentaire #3

Depuis la publication, en 1932, de The Modern Corporation and Private Property de Berle et Means dans lequel ouvrage les auteurs constatent la séparation entre la propriété et le contrôle des grandes sociétés ouvertes, celles-ci ont tenté d’établir les fondements de leur raison d’être et de leur légitimité sociale et politique.

Au cours de années 1940 à 1980, les grandes sociétés à capital ouvert étaient, juridiquement parlant, la propriété de leurs actionnaires, un groupe alors dispersé et passif. Les dirigeants exerçaient un contrôle absolu sur la société, tout en étant bien conscient de l’anomalie, du caractère exceptionnel de cet arrangement : des propriétaires absents et passifs et des dirigeants non-actionnaires détenant le contrôle absolu de la société.

Dans ce contexte, le dirigeant comprit que la légitimité sociale et politique de son entreprise trouverait assise dans une gestion sensible aux intérêts de multiples parties prenantes, incluant mais pas prioritairement l’actionnaire. Cette vision de l’entreprise a donné lieu à l’émergence de formidables sociétés comme IBM, Johnson and Johnson, GM et GE.

Toutefois, au cours des quelque 40 dernières années, avec la montée du « capitalisme financier », la prépondérance des grands fonds de placement dans l’actionnariat et le lien pernicieux entre la rémunération des dirigeants et le cours de l’action, « la création de valeur pour les actionnaires » devint le mantra, le cri de ralliement des dirigeants.

Ces quarante années furent une période faste pour les actionnaires et les dirigeants d’entreprises. Conscientes des risques pour leur légitimité sociale que leur faisait courir cette obsession avec la création de valeur pour l’actionnaire, les grandes sociétés affirmèrent, haut et fort, un engagement envers leur responsabilité sociale, publièrent des énoncés sur leur vision, leur mission, leurs valeurs, adoptèrent des normes en matière d’éthique et de déontologie.

Mais la société changeait, les objectifs des fonds institutionnels se transformaient, les récriminations et le mécontentement envers les sociétés à capital ouvert couvaient, pour finalement se cristalliser autour d’un certain nombre d’attentes maintenant regroupées sous le sigle ESG [facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance].

Les gestionnaires de fonds institutionnels, de caisses de retraite et de patrimoine de divers horizons ainsi que les gestionnaires de fonds indiciels ont pris le train en marche ou en fait sont devenus la locomotive de ce mouvement, incitant avec insistance pour que les sociétés incluent les facteurs ESG dans leur gestion. La plupart des entreprises ont cédé ou vont céder à cette pression en manifestant plus ou moins d’enthousiasme.

Sentant le vent tourner, les sociétés-conseils en matière de vote par procuration (plus particulièrement the Institutional Shareholder Services group of companies [« ISS »]) ont maintenant l’intention d’inclure les facteurs ESG dans leur évaluation de la gouvernance d’entreprises.

C’est ce contexte qui a amené les chefs de la direction de 181 grandes entreprises (principalement américaines), réunis sous l’égide de la Business Roundtable (table ronde du milieu des affaires), à prendre un engagement solennel, il y a environ un an. Ces dirigeants ont adopté une raison d’être (purpose) selon laquelle dorénavant, les décisions des entreprises vont devoir tenir compte des intérêts des diverses parties concernées, y compris la société civile et l’environnement.

Tout cela est bien, admirable même. Toutefois, la conjoncture dans laquelle évoluent les entreprises, même les grands oligopoles, est en train de changer. Les grandes entreprises disposent encore, mais pour un temps limité, de ressources excédentaires pour composer avec l’ajout de nouvelles exigences et de nouvelles attentes en matière de responsabilité environnementale et sociale, de diversité et ainsi de suite. Toutefois, il faut insister sur trois points ici :

1. Dans cette quête visant à devenir une entreprise sensible aux intérêts de toutes ses parties prenantes ainsi qu’à la multiplication des nouveaux mandats ESG, quel est le rôle de l’esprit entrepreneurial, quelle est la motivation à créer et à bâtir une entreprise dans un monde où la concurrence est vive et où les technologies sont en constante évolution? La force d’une économie est tributaire de l’activité entrepreneuriale. Prenons garde de ne pas étouffer l’esprit entrepreneurial en imposant des obligations lourdes et couteuses à toutes les sociétés, quelles que soient leurs ressources et leur taille.

2. Comme les exigences légales ou autres imposées aux entreprises visent surtout celles inscrites en bourse, les entrepreneurs devront évaluer les coûts et les bénéfices liés à « l’inscription en bourse » par comparaison à un financement provenant de sources privées maintenant abondantes. La diminution du nombre d’entreprises faisant appel à l’épargne public est déjà observée, un phénomène qui a aussi des conséquences négatives.

3. Au Canada, deux décisions de la Cour suprême ont clarifié la signification de l’expression agir dans « l’intérêt de la société », comme le prévoit la Loi canadienne sur les sociétés par actions. Dans leur prise de décisions, les conseils d’administration doivent tenir compte autant des parties prenantes que des actionnaires; ils ne doivent pas favoriser un groupe particulier dans leur prise de décision. Fondamentalement, la loi canadienne favorise un mode de gouvernance de type parties prenantes. Aux États-Unis, la jurisprudence n’est pas aussi claire sur cet enjeu; plusieurs experts-juristes font encore valoir que la maximisation de la valeur pour les actionnaires doit être l’objectif principal des conseils d’administration.

Toutefois, au Canada, toute cette agitation sur la « raison d’être » des entreprises est théorique, car notre contexte juridique prévoit déjà que la gouvernance d’entreprise doit tenir compte des parties prenantes! Les conseils d’administration des sociétés canadiennes devraient agir en conséquence; toutefois, aucune donnée empirique ne démontre quelque incidence de ce fait juridique sur la gouvernance des entreprises au Canada.

Somme toute, une gestion d’entreprise selon une perspective à long terme, prenant en compte les multiples intérêts des parties prenantes est un objectif souhaitable mais ne se produira que lorsque l’on aura coupé les ailes aux intervenants financiers les plus nocifs et que l’on révisera le mode de rémunération des dirigeants pour soutenir ces objectifs. Autrement, toute cette agitation est superficielle, pro‑forma, « beaucoup de bruit et de fureur ne signifiant rien ».

 

Les opinions exprimées dans le présent article n’engagent que les auteurs.