9 mars 2015

Quand une entreprise est-elle criminellement responsable?

Le cas de SNC-Lavalin

Yvan Allaire | Le Devoir

En quelles circonstances est-il approprié de porter des accusations criminelles contre une société cotée en Bourse pour des gestes posés par des employés, cadres ou dirigeants de cette société? Qu’est-ce qui justifie l’imposition à une entreprise de ce que certains ont appelé la «peine capitale»?

Les juristes pourront débattre de cette question ad infinitum mais comment le sens commun devrait-il nous guider en cette matière?

Une société ouverte dont les titres sont transigés en Bourse appartient à ses actionnaires, c’est-à-dire à un grand nombre de fonds institutionnels et d’individus. Ceux-ci élisent les membres du conseil d’administration qui, eux, «gèrent les activités commerciales et les affaires internes de la société ou en surveillent la gestion ». (Loi canadienne sur les sociétés par actions, article 102)

Ces administrateurs détiennent l’autorité ultime et sont responsables des actes et décisions des gestionnaires mais en s’appuyant sur les informations fournies par la direction et les autres conseillers auprès du conseil d’administration. Pour une société publique à l’actionnariat diffus (ou dispersé), son conseil d’administration devient l’incarnation de cette entité juridique.

Pour porter des accusations criminelles contre une société publique, il faudrait démontrer, hors de tout doute raisonnable, que son conseil d’administration était informé, a favorisé, était complice ou a approuvé la commission d’actes illégaux par des membres de la direction.

Hors, à ce jour, personne, pas même la GRC, n’a invoqué que les administrateurs en poste chez SNC-Lavalin au moment où il est allégué que des actes criminels furent commis par des membres de la direction n’avaient eu connaissance de ces faits, en avaient facilité, appuyé ou autorisé la commission.

Avant de donner suite aux accusations criminelles formulées par la GRC à l’encontre de SNC-Lavalin, accusations qui risquent d’imposer des coûts et des dommages aux quelque 40 000 employés de cette société, les procureurs fédéraux devraient établir si les éléments de preuve démontrent :

  • que les administrateurs de la société n’ont pas eu connaissance des actes criminels allégués et
  • avaient mis en place les mesures de gouvernance appropriées dans le contexte de l’époque pour protéger l’entreprise contre les risques d’agissements criminels non autorisés.

Si telle est leur conclusion, les procureurs devraient modifier l’acte d’accusation pour en faire porter le fardeau aux employés, gestionnaires et membres de la direction responsables de la commission de ces actes répréhensibles.. La société SNC-Lavalin pourrait se voir imposer une amende dans la mesure où toutes les politiques et pratiques pour la gestion de ces risques n’étaient pas pleinement instituées au temps des évènements en cause.

L’argument qui veut que la société ayant profité des gestes illégaux commis par ses employés devient ainsi également coupable ne fait pas de sens. Puisque les actionnaires de la société ont au premier chef bénéficié de la valorisation du titre en conséquence de l’annonce des contrats obtenus (illégalement), conviendrait-t-il de considérer ces actionnaires comme coupables puisqu’ils ont profité d’actes illégaux. La responsabilité limitée des actionnaires serait vite invoquée à l’encontre d’une telle démarche mais la logique est la même.

Il existe peu de précédents de mise en accusation criminelle d’une société cotée en Bourse. Le gouvernement canadien, bousculé par l’OCDE, a adopté des mesures plus musclées pour lutter contre la corruption dans l’octroi de contrats dans le secteur public au Canada et ailleurs.

Depuis, quelques cas ont mené à des plaidoyers de culpabilité, l’un mettant en cause une société privée, l’autre, une société minière de très petite capitalisation (La première Griffiths Energy a payé une amende de 10,35 millions de dollars; la deuxième, Niko Resources, a dû payer une amende de 9,5 millions de dollars). Il faut noter que ces sociétés œuvrent dans des secteurs où une mise en accusation criminelle et un plaidoyer de culpabilité n’endommagent pas leur habilité de continuer leurs activités.

Enfin dans un autre cas, un agent de Cryptometrics Canada fut condamné en mai 2014 à trois ans de prison fermes. Le chef de la direction et le chef de l’exploitation de la société mère ainsi que de la filiale canadienne, tous deux ayant participé directement à l’opération de tentative de corruption, font l’objet d’accusations criminelles par la GRC mais leur société n’a pas été incriminée !

Bien sûr qu’un cas d’école, un exemple prémonitoire, maintenant lointain, nous est fourni par Arthur Andersen, la grande société d’audit. Mise en accusation criminelle pour obstruction de justice dans l’affaire Enron et condamnée en première instance en août 2002 moins de neuf mois après la faillite d’Enron, Arthur Andersen dut fermer ses portes et mettre à pied ses 85 000 employés de par le monde.

Or, en mai 2005, la Cour suprême des États-Unis renversait le verdict de culpabilité à cause d’instructions biaisées par la juge de première instance. Mais Arthur Andersen demeure et demeurera une société défunte.

Depuis, ce pouvoir extraordinaire des procureurs américains de porter des accusations criminelles contre une société leur sert surtout de matraque ou d’épée de Damoclès pour extraire des concessions des sociétés récalcitrantes.

On ne peut ni ne doit accepter que les employés innocents de toute malfaisance et les actionnaires d’une société publique soient les dommages collatéraux inévitables dans la « guerre à la corruption ». Les coupables sont ceux qui ont vraiment commis des actes criminels et ceux qui ont autorisé ces actes. Ceux-là doivent subir les châtiments appropriés.

Une société par actions cotées en Bourse, comme entité juridique distincte, ne devrait faire l’objet d’accusations criminelles que si les administrateurs savaient ou auraient dû savoir que des membres du personnel se livraient à des actes criminels.

« Tuer quelques sociétés pour faire peur aux autres » ne constitue pas une politique très sensée pour combattre la corruption.

Ce texte n’engage que son auteur.