Nortel, principes comptables et justice
Yvan Allaire | Lesaffaires.comLe jugement est tombé dix ans après les faits en cause : les dirigeants de Nortel ne sont pas criminellement coupables de fraude et de malversation.
Pour comprendre cet imbroglio judiciaire, il faut se replacer au moment où les faits allégués se sont produits, tenir compte du sombre climat de 2002-2003. Souvenons-nous qu’Enron fait faillite en décembre 2001 et que le vérificateur externe d’Enron, la société Andersen, tombe sous le coup d’une condamnation criminelle et doit, en conséquence, abandonner sa licence d’agir comme vérificateur; Andersen doit essentiellement fermer ses portes le 31 août 2002. La Cour suprême des États-Unis renversera cette condamnation en 2005 mais trop tard pour Andersen.
Puis, WorldCom déclare faillite en juillet 2002 et ses dirigeants, dont le chef de la direction financière, sont mis en accusation criminelle le 29 août 2002. Andersen était également le vérificateur externe de WorldCom. D’autres déconfitures suivent rapidement : Global Crossing, Tyco, Parmalat, Adelphia, Qwest, Health South. Tous les grands bureaux d’audit sont mis en cause. Les conseils d’administration sont pointés du doigt. Certains administrateurs devront payer de lourdes amendes. Des dizaines de dirigeants prennent le chemin de la prison.
Rien ne va plus. Les coutumes d’hier sont abandonnées; les pratiques jugées normales sont maintenant suspectes. Anxieux et déstabilisés, administrateurs, vérificateurs, dirigeants, cherchent à se protéger.
Or, la similitude apparente entre Enron, WorldCom et Nortel dut inquiéter au plus haut point les vérificateurs externes de Nortel. Comme Enron, Nortel fut jadis chérie des marchés boursiers, mais le prix du titre connait une baisse vertigineuse et son PDG quitte le navire peu avant la tempête. En 2001, Nortel radie de ses livres quelque $16 milliards et met à pied les deux-tiers de son effectif.
Le fait que Nortel soit inscrit à la bourse de New York et donc assujetti à la commission des valeurs mobilières américaine (la SEC) a dû inquiéter une firme de vérification avec une forte présence sur le marché américain. Le sort fait à Andersen sème la panique chez les grands bureaux d’audit.
Lorsqu’au deuxième trimestre de 2003 la société Nortel voulut renverser certaines provisions, le vérificateur externe, Deloitte & Touche, refusa et recommanda au conseil et au comité de vérification de mener un examen détaillé du bilan de la société et des provisions et réserves multiples qui s’y trouvaient.
Contrairement à Enron toutefois dont les dirigeants avaient caché au vérificateur externe des faits comptables pour l’exercice 1997, dans le cas de Nortel, les vérificateurs externes sont de toutes les décisions, ont avalisé et cautionné tous les traitements comptables! Mais en 2003, ils changent d’opinion.
Une première vérification mène à des ajustements comptables des résultats des années antérieures; pour mieux se protéger, la firme d’audit recommande au conseil et au comité de vérification de commander un nouvel examen qui serait mené par une firme américaine d’avocats. Cette seconde vérification mène à une deuxième série d’ajustements comptables des résultats des années antérieures. C’en est trop pour le conseil qui congédie, pour cause, trois dirigeants de la société : le chef de la direction, le chef de la direction financière et le contrôleur.
Pour la première vérification, les vérificateurs externes utilisèrent comme seuil de « matérialité » (le montant jugé suffisamment important pour commander un ajustement des résultats financiers des années précédentes) le montant de $100,000 pour l’état des résultats et de $2 millions pour le bilan, des montants déjà très modestes, compte tenu de la taille et de l’envergure géographique de Nortel. Toutefois, pour la deuxième vérification menée par la firme d’avocats et une firme de juricomptabilité, les seuils de « matérialité » sont ramenés à des niveaux ridicules : $10,000 pour l’état des résultats et $100,000 pour le bilan! Même une PME verrait ses résultats vulnérables à un ajustement avec de tels seuils.
Le jugement de la Cour supérieure de l’Ontario fait le récit d’un embrouillamini comptable chez une société en chute vertigineuse et menacée d’extinction. Cependant, heureusement pour les accusés, le climat un tantinet hystérique de 2002-2003 s’est atténué. Contrairement aux États-Unis alors que ces procès complexes sont menés devant jurés, au Canada, un juge est responsable de déterminer la culpabilité des accusés dans le respect des règles de la preuve et du doute raisonnable.
Or, il faut lire le compte-rendu des opérations comptables que dresse le juge avant de tirer des conclusions à saveur démagogique. Cette lecture est fastidieuse; le nombre et la complexité des transactions comptables mises en cause auraient dépassé largement la capacité d’absorption d’un juré typique. Cette lecture permet de comprendre les mobiles de la direction, de saisir la différence entre des états financiers « pro-forma » et des états financiers préparés selon les principes comptables généralement reconnus (PCGR ou « GAAP » en anglais) ainsi que le rôle joué par ces deux types de comptabilité dans cette affaire. Par exemple, pour le quatrième trimestre de 2002, la direction ne souhaite pas montrer de profit selon les états financiers « pro-forma » alors que les états financiers selon les PCGR allaient montrer une perte. Puisque les primes devenaient payables sur la base des états « pro-forma », Nortel aurait donc versé des primes alors que la société était déficitaire. La direction ajusta, de façon légitime, les états « pro-forma » pour faire en sorte que les primes ne soient pas payées!
On comprend à la lecture du jugement que toutes ces écritures comptables n’avaient aucune influence sur le niveau de trésorerie de Nortel, un aspect crucial pour l’entreprise dans la tourmente et la donnée qui était suivie de près par tous les investisseurs. On comprend aussi que les ajustements comptables n’ont eu aucune influence sur les primes et autres incitatifs financiers pour les dirigeants.
Que conclut le juge en janvier 2013. Non, les accusés n’ont pas tripoté les données comptables dans le but de se rendre éligibles à des rémunérations variables. Cette accusation étant au centre de toute cette affaire, il est étonnant de constater à quel point elle n’était appuyée sur aucune preuve sérieuse.
À la lecture des faits et à moins que le juge ait fait erreur, il est surprenant que les accusés et leur famille durent subir le long, pénible et coûteux fardeau de se défendre contre des accusations qui, à la lumière crue de ce jugement, apparaissent maintenant comme mal fondées.
La peur est mauvaise conseillère, surtout pour les timorés; mais prenant compte du climat pourri de l’époque, tout devient compréhensible, peut-être même pardonnable.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.
- Mots clés:
- Éthique
- Gouvernance américaine