Le vote consultatif sur la rémunération des dirigeants : Une expérience concluante?
Yvan Allaire et François Dauphin | Lesaffaires.comSi les actionnaires pouvaient s’exprimer directement sur les programmes de rémunération, les conseils d’administration seraient-ils plus judicieux, plus modérés en matière de rémunération des dirigeants, plus à l’écoute des avis des investisseurs institutionnels. De prime abord, cela semble raisonnable, voire indéniable.
Jouissant d’une popularité certaine auprès des investisseurs institutionnels ainsi que d’un appui politique opportuniste, cette démarche est devenue obligatoire aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Au Canada, aucune règlementation n’oblige (encore) les sociétés ouvertes à tenir un vote consultatif sur la rémunération. Toutefois, le processus de révision de la Loi canadienne sur les sociétés par actions mené récemment par Industrie Canada portait, entre autres sujets, sur l’à-propos de rendre cette démarche obligatoire au Canada.
Plusieurs entreprises canadiennes, de guerre lasse, considérant que le principe n’en vaut pas la chandelle, ont choisi d’adopter cette démarche de vote consultatif sur une base volontaire. Les sociétés qui résistent encore sont soumises à une pression annuelle pour qu’elles rentrent dans le rang.
Or, depuis 2010-2011, plusieurs études ont été menées pour apprécier l’effet de cette mesure sur la gouvernance des sociétés et le niveau des rémunérations.
Opposition de principe
Avant même les appréciations empiriques, le vote consultatif des actionnaires sur la rémunération des dirigeants soulevait des questions de principe et comportait le risque, comme il arrive souvent avec les bonnes intentions, que des effets pervers produisent des résultats contraires aux intentions de départ.
Ainsi, dès mars 2010, l’IGOPP prenait position fermement contre cette démarche de vote consultatif. Plusieurs raisons motivaient cette prise de position :
- Cette mesure constitue une brèche importante de la responsabilité historique et juridique des conseils d’administration; la vision traditionnelle de la gouvernance corporative, ancrée dans la loi et les traditions, octroie au conseil d’administration, une fois élu par les actionnaires, la responsabilité de prendre toutes les décisions dans l’intérêt de la société. Cette responsabilité et cette imputabilité incluent, notamment, la nomination des membres de la haute direction et l’établissement de leur rémunération, la déclaration de dividendes, la nomination des membres du conseil pour élection, l’approbation des orientations stratégiques et des budgets.
- L’IGOPP estimait que, bien que ce vote soit consultatif dans un premier temps, l’on serait amené à donner une portée exécutoire au vote des actionnaires. C’est justement ce qui est survenu en Grande-Bretagne.
- Une fois cette brèche ouverte, certains investisseurs institutionnels voudront soumettre à l’approbation directe des actionnaires certaines autres décisions relevant historiquement du seul conseil d’administration; encore une fois, cette prévision s’est avérée juste puisque la nomination par les actionnaires de candidats pour le conseil est sur le point de devenir une norme aux États-Unis; d’influents investisseurs institutionnels canadiens ont commencé à en faire un cheval de bataille. Pour l’IGOPP, il semblait impératif de s’opposer à la brèche initiale même si celle-là semblait plutôt bénigne.
- Débordés par le nombre de votes consultatifs sur les rémunérations des dirigeants et mal équipés pour étudier les textes longs et complexes expliquant les programmes de rémunération, les fonds de placement, les plus petits mais pas seulement ceux-là, en viendraient à s’en remettre aux recommandations des firmes de conseil en gestion de procuration (essentiellement ISS et Glass, Lewis), conférant à ces firmes une extraordinaire influence sur la gouvernance de nos sociétés.
- Or, ces firmes, elles-mêmes débordées par le nombre d’avis à formuler en très peu de temps, doivent recourir à des grilles simples d’évaluation s’appuyant sur des données quantitatives facilement accessibles. Ainsi, au Canada, près de 1570 sociétés sont inscrites au TSX et encore 2200 sont inscrites au TSX Venture. L’exercice financier d’environ 84 % des sociétés inscrites au TSX se termine le 31 décembre. Pour près de 80 % des sociétés du TSX, on compte moins de 50 jours entre la date où les actionnaires reçoivent la circulaire d’information de la direction et la date de tombée pour les votes par procuration. (Recherche IGOPP, 2012).
- La rémunération devrait être liée à des indicateurs quantitatifs et qualitatifs qui sous- tendent la performance économique de la société, laquelle fait augmenter la valeur à long terme de la société; chaque entreprise est différente à cet égard et des programmes tirés d’un moule unique ne peuvent faire l’affaire; la performance qualitative devrait être associée au caractère plus subtil d’une organisation, à ses valeurs et à son éthique, au sens d’appartenance et d’équité ressenti par la majorité des membres de l’organisation.
- Mais, la valeur première de cette démarche de vote consultatif, selon ses défenseurs, proviendrait du dialogue entre les investisseurs institutionnels et les membres de conseils d’administration ; or, dans la mesure où toutes les précautions sont prises pour éviter la communication d’une information privilégiée, les investisseurs institutionnels peuvent fort bien continuer cette pratique déjà courante d’engager le dialogue avec les dirigeants d’entreprises dont ils sont des actionnaires importants, et ce, sans la présence d’un vote consultatif des actionnaires. Les investisseurs institutionnels peuvent aussi utiliser leur droit de voter contre l’élection de membres de conseils pour exprimer de façon encore plus tangible leur réprobation envers des rémunérations injustifiables.
Résultats des études menées depuis 2010-2011
On observe deux types d’études 1) des observations fouillées et pratiques, avec des données empiriques à l’appui, mais sans montage statistique, et, 2) des analyses économétriques faisant usage de montages statistiques complexes, souvent opaques et discutables. Nous avons fait un examen de ces deux types d’études.
Voici les constats provenant d’études démontrant un effet plutôt défavorable du SOP:
- Une étude de 2012 conclut : D’abord, les recommandations des firmes de consultants en procuration ont un impact considérable sur le résultat des votes sur la rémunération. Deuxièmement, un nombre significatif d’entreprises modifie leur programme de rémunération dans la période qui précède le vote formel des actionnaires selon une orientation alignée sur les critères connus comme étant favorisés par les consultants en procuration, dans ce qui apparaît comme un effort pour éviter une recommandation négative. Troisièmement, la réaction du marché boursier à ces changements dans les programmes de rémunération est statistiquement négative. (The Economic Consequences of Proxy Advisor Say-on-Pay Voting Policies par Larcker, McCall, Ormazabal, SSRN #2101453, 5 juillet 2012)
- Selon Kay et Sinkular (2013), l’effet conjoint des votes consultatifs sur la rémunération et l’examen minutieux des influentes agences de conseil en votes a des conséquences imprévues : une tendance marquée vers une homogénéisation des programmes de rémunération des hauts dirigeants. Pour minimiser le risque d’un éventuel vote SOP négatif, plusieurs entreprises modifient leurs pratiques de rémunération pour les fonder davantage sur les perceptions externes que sur les besoins d’affaires ou de compétences. Cet état de fait est particulièrement apparent dans le design des plans de rémunération à base d’actions avec un accroissement important de l’utilisation du RTA/TSR comme mesure de performance.
- Les gestionnaires de fonds investissant dans des titres de grandes capitalisations conservent leurs actions pour une durée médiane d’environ 17 mois. Cela signifie qu’une bonne proportion des titres dans le cadre d’un vote SOP seront détenus par des actionnaires différents lors du vote subséquent (Bachelder III, 2015). L’influence des agences de conseil en vote devient passablement plus forte dans une telle situation.
- Le SOP ne contribue pas au développement de normes élevées en matière de rémunération. Au contraire, avec le rôle joué par les agences de conseil en vote, le SOP crée plutôt une homogénéisation des pratiques, une solution unique pour toutes les entreprises, alors que la rémunération devrait tenir compte des particularités propres à chaque organisation et des défis qu’elle doit relever (Bachelder III, 2015).
- Selon une étude de Kronlund et Sandy (2015), lorsque les firmes font face à un vote consultatif, elles réduisent les salaires et les parachutes dorés des CEO, mais augmentent la rémunération à base d’actions et les régimes de retraite. Au net, la rémunération totale est plus élevée. Le regard des actionnaires sur la rémunération peut donc faire en sorte que les firmes se concentrent sur « l’apparence » de la rémunération, ce qui résulte en une rémunération totale plus élevée, contrairement à l’objectif poursuivi par la règlementation imposant le SOP.
- Le vote SOP s’est montré largement inefficace pour réduire la rémunération « excessive » des dirigeants (mais peut avoir limité la croissance de ces « excès ») (Brunarski et al., 2015).
- Un appui favorable à une rémunération (ou une politique) inefficiente peut exacerber le problème puisque cette mauvaise politique de rémunération devient légitime après un vote favorable (Brunarski et al., 2015).
- Les firmes qui ont dû se conformer au nouveau règlement ont expérimenté à la fois une augmentation de la rémunération totale du CEO et une plus grande sensibilité à la rémunération à la performance. Ces résultats appuient l’idée que le règlement sur le SOP n’a pas eu les effets souhaités, notamment la volonté d’endiguer la rémunération des CEO (Iliev et Vitanova, 2014).
- Comparativement aux firmes non assujetties au SOP, celles qui l’ont été n’ont pas changé significativement la rémunération totale de leur CEO après s’être conformées au règlement. Cependant, la composition de la rémunération a changé; ces firmes ont réduit la rémunération en argent au profit d’une plus grande rémunération incitative. De plus, la composition de la rémunération des autres dirigeants s’est modifiée de la même façon (Burns et Minnick, 2013).
Quelques études, par contre, concluent à un certain effet que l’on pourrait qualifier de « favorable ».
- Les résultats de Lo et al. (2014) montrent que le haut niveau de rémunération des hauts dirigeants contribue à l’insatisfaction des actionnaires, laquelle est exprimée par un vote négatif; les conseils d’administration prennent les résultats de votes SOP très au sérieux et révisent les politiques de rémunération à la suite de votes défavorables. L’insatisfaction des actionnaires se résorbe lorsque les conseils réagissent de façon constructive à leurs préoccupations.
- Plusieurs firmes britanniques ont réagi à un vote négatif en éliminant les aspects critiqués, comme les clauses de rémunération qui semblaient « récompenser l’échec ») (Ferri et Maber, 2013).
- Les actionnaires identifient correctement les firmes affichant un niveau de rémunération excessif et anormal, et ils expriment leur insatisfaction par le vote SOP (les auteurs mentionnent qu’il est toutefois difficile d’extraire l’influence des agences de conseil en vote à ce sujet, influence toutefois notable). Les conseils d’administration réagissent à ce message en réduisant la croissance de la rémunération des hauts dirigeants (Kimbro et Xu, 2015).
Il convient de préciser que les deux premières études (Lo et al., 2014; Ferri et Maber, 2013) se sont concentrées sur les entreprises ayant obtenu un vote négatif, et qu’elles ne mesurent donc pas l’effet du SOP sur les autres firmes. Si les votes négatifs permettent de corriger la situation, un vote d’abstention à l’encontre des membres du comité des ressources humaines/rémunération aurait fort probablement autant, sinon davantage, d’impact pour faire modifier des mauvaises politiques de rémunération.
La dernière étude mentionnée ci-dessus donne possiblement l’appui le plus soutenu au SOP parmi les études dites « favorables ». Cependant, l’évaluation de ce qui constitue une rémunération « excessive » est basée sur des calculs statistiques complexes et discutables d’un point de vue statistique et méthodologique.
Ces études ne démontrent pas l’efficacité du vote SOP dans l’atteinte des objectifs poursuivis par les autorités réglementaires. Les études témoignant de l’inefficacité du processus sont plus nombreuses et plus crédibles que celles qui concluent à son efficacité.
La conclusion la plus perturbante de ces études provient certes du fait avéré que les sociétés ont tendance à modifier leurs politiques de rémunération pour les rendre conformes aux critères établis par les agences de conseil en vote, sans égards aux enjeux et défis propres à leur organisation et que l’amélioration de la valeur boursière du titre de l’entreprise devient, selon ces conseillers, le critère ultime d’un « bon» système de rémunération.