10 mai 2004

La vie après l’entrepreneur-fondateur

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | La Presse

Les entreprises naissent; certaines voire la plupart d’entre elles meurent jeunes; d’autres croissent et deviennent de grandes entreprises. Elles atteignent éventuellement une certaine maturité puis souvent mais non pas inévitablement sombrent dans une sorte de sénescence meurent ou sont absorbées par d’autres entreprises.

Selon une croyance plus anecdotique qu’empirique l’espérance de vie des entreprises en Amérique du Nord serait de 50 ans; mais on observe suffisamment de vigoureuses  » centenaires  » pour ne pas désespérer de la longévité que peut atteindre une entreprise bien menée; par exemple Du Pont Coca-Cola Proctor & Gamble Siemens 3M GE Johnson & Johnson Harley-Davidson Wm.Wrigley Ford Bell Canada la Compagnie de la Baie d’Hudson sont toutes centenaires.

Toutefois force est de constater que l’histoire économique comporte de nombreux exemples d’entreprises célébrées pendant un moment pour leur spectaculaire réussite qui n’ont pas su éviter la stagnation le déclin et même leur déconfiture.

On peut évoquer avec nostalgie les noms d’entreprises jadis florissantes et dominantes qui ne sont plus. Au Canada on se souvient des Dupuis et Frères Eaton’s Steinberg Pascal’s Massey-Ferguson le quotidien Montréal Star et tant d’autres grandes entreprises maintenant disparues.

Souvent l’entreprise ne disparaît pas mais perd sa place graduellement au palmarès des entreprises. Par exemple la mouvance dans la composition des 30 entreprises de l’indice boursier Dow Jones est révélatrice: 19 des 30 entreprises à l’indice en 2004 n’en faisaient pas partie en 1984!

Au Canada, le groupe des 30 plus grandes entreprises industrielles connaît une transformation semblable sur 30 ans puisque 19 de ces entreprises en 1973 sont disparues de la liste de 2002 en raison de fusions et d’acquisitions ou parce que leur chiffre d’affaires n’a pas augmenté à un rythme suffisant pour maintenir leur rang. Par contre des entreprises comme Quebecor, Bombardier, Magna International, Thomson et McCain, qui étaient des PME en 1973, font maintenant partie du groupe des grandes sociétés canadiennes.

Évidemment, cette mouvance est souvent la conséquence brutale d’une saine et efficace économie de marché agissant comme elle se doit pour éliminer les incompétents, écarter les périmés, fusionner les médiocres et récompenser les innovateurs.

Cela va de soi, mais ne signifie pas qu’il y a une sorte de fatalité à laquelle les entreprises sont implacablement soumises. Napoléon disait qu’il préférait un général chanceux à un général talentueux. S’il ne fait pas de doute que la chance ou la malchance influent sur le destin d’une entreprise, il est également vrai que la qualité de son leadership tout au long de sa vie joue un rôle essentiel dans son succès et sa durée.

Ainsi, parmi les nombreux facteurs pouvant provoquer la désuétude et la disparition éventuelle d’une entreprise, la transition mal gérée entre l’entrepreneur-fondateur et son successeur occupe une place souvent déterminante.

Entrepreneurs et bâtisseurs

Les créateurs d’entreprises et les bâtisseurs d’organisations sont de précieux actifs pour toute société ou nation. Si la clairvoyance, le courage, voire la témérité des premiers sont une condition nécessaire au développement économique d’une société, c’est le génie des seconds qui permet aux entreprises de croître à long terme et de durer au-delà de leurs fondateurs.

Bien sûr, l’un et l’autre attribut, créateur d’entreprise et bâtisseur d’organisation, peuvent être réunis dans la même personne, bien que ce soit un phénomène rare.

Plus fréquemment, les grandes entreprises de longue vie sont le résultat de choix judicieux de dirigeants au fil des ans et en tout premier lieu d’une transition heureuse entre l’entrepreneur fondateur et son successeur, un grand bâtisseur de l’organisation.

Toute firme prend sa source dans une initiative de la part d’un fondateur ou de quelques personnes fondatrices qui l’imprègnent de leur personnalité, de leurs valeurs, de leurs styles de gestion, de leur vision, parfois aussi de leur lubies.

Tant que la firme demeure centrée sur les marchés, les produits et les technologies que maîtrise totalement le fondateur et tant que celui-ci possède l’énergie et la vitalité nécessaires à la direction d’une entreprise de plus en plus importante, ce mode entrepreneurial de leadership et de gestion s’avère fort efficace.

Les entreprises Pharmacies Jean Coutu, Groupe CGI, Groupe Transcontinental, Alimentation Couche-Tard, Le Cirque du Soleil, Home Depot, Costco, FedEx, le Groupe Publicis, Microsoft, Starbuck, Wal-Mart, Dell sont toutes de grandes sociétés qui ont été menées pendant de longues années- et le sont encore pour certaines d’entre elles- par un entrepreneur fondateur qui connaît intimement tous les recoins d’une entreprise devenue grande et de plus en plus complexe. Il est remarquable à quel point tous les entrepreneurs détestent la complexité. Cependant, les mauvais la fuient alors que les bons l’apprivoisent.

Ces leaders fondateurs se donnent corps et âme pour bâtir leur entreprise.

Le leadership dominant, parfois même charismatique, du fondateur façonne toute l’organisation à son image. La connaissance  » holistique  » de son entreprise chez cet entrepreneur-fondateur- résultat d’une participation intense à tous les détails et étapes de son développement- donne à celui-ci une capacité de gestion exceptionnelle, mais, s’il ne prend garde, peut créer un vide de talent autour de lui.

En fait, l’entrepreneur-fondateur d’une entreprise ressemble beaucoup à un grand maître au jeu d’échecs pouvant jouer, avec aisance, rapidité et sans grande fatigue mentale, plusieurs parties simultanées contre de très bon joueurs.

L’entrepreneur doit bien comprendre cependant qu’un grand joueur d’échecs est rarement un grand joueur de bridge. Cette habileté hors du commun qui donne à l’entrepreneur-fondateur une telle aisance n’est valable que pour l’industrie et le marché où elle s’est si bien développée.

Comme c’est malheureusement trop souvent le cas, l’entrepreneur-fondateur peut s’acharner à maintenir un mode de leadership et de gestion qui l’a bien servi dans le passé mais qui devient moins efficace, nocif même, dans une entreprise dont la taille et la diversité ont considérablement augmenté. Éventuellement, désemparé par des résultats médiocres ou franchement mauvais, dépassé par la complexité des enjeux de l’entreprise, l’entrepreneur-fondateur décide tardivement de se donner une gestion plus  » professionnelle « .

Il embauche quelques jeunes gens ayant un diplôme MBA, recrute quelques cadres chevronnés dans d’autres entreprises, met en place une démarche de planification stratégique, structure l’entreprise en divisions ou en unités d’affaires, chacune  » dirigée  » par un cadre opérationnel. Il espère que ces mesures lui apporteront des recettes et des solutions à ses problèmes sans qu’il n’ait à changer fondamentalement sa façon de diriger l’entreprise.

Or, tant que l’entrepreneur-fondateur ne change pas son style de leadership ou tant qu’il ne passe pas le bâton à un autre dirigeant, toutes ces mesures s’avèrent futiles et décevantes. Il pourra alors se convaincre qu’il vaut mieux retourner aux anciennes façons de faire…

La transition de leadership au sommet viendra éventuellement; c’est un moment critique puisque le sort et le destin de l’entreprise en dépendent. C’est justement le moment où l’entreprise requiert un bâtisseur pour la suite des choses, un nouveau mode de leadership pour la prochaine phase de son développement.