La passion de Jack Welch
Yvan Allaire | La PresseEn septembre 2001, Jack Welch le PDG de la General Electric depuis 1981 prenait sa retraite et simultanément publiait une autobiographie Jack : Straight from the gut (Warner, 2001).
Sous la gouverne de Welch, GE connut un succès financier phénoménal et devint un modèle de gestion et de leadership, scruté, disséqué dans de multiples ouvrages et copié partout dans l’univers des grandes entreprises. Welch reçut tous les honneurs auxquels un chef d’entreprise peut aspirer, entre autres et non le moindre, celui d’être canonisé le «dirigeant du siècle» par la revue Fortune (22 novembre 1999).
La révolution Welch
Ses débuts comme PDG furent turbulents et cahoteux. Alors que GE à l’époque semble une entreprise prospère et assurée d’un avenir tranquille, Welch, lui, voit une entreprise médiocre et vulnérable aux changements qui s’annoncent, parmi lesquels figure au premier plan, l’arrivée de la concurrence japonaise dans les secteurs industriels de GE.
Il décida de mettre en branle une véritable révolution, une transformation en profondeur de l’entreprise. En quelques années, il élimina 112 000 postes, vendit 71 entreprises ou lignes d’affaires, abandonna complètement certains secteurs industriels pour investir dans d’autres plus prometteurs. Ces actions provoquèrent une grande animosité envers sa personne. Il devint « Neutron Jack» (celui qui, comme la bombe de ce nom, laisse les bâtiments intacts mais pulvérise le personnel). Il gagna le concours du « patron le plus dur » aux États-Unis. Encore aujourd’hui, cette phase de sa carrière de PDG est utilisée par tous ses critiques comme l’ultime exemple des abus et vexations d’un capitalisme débridé. En fait, le bilan de ses 20 ans comme PDG se dresse ainsi:
- Chiffre d’affaires de US$25 milliards à US$130 milliards;
- Profits de US$1,5 milliards à US$15 milliards;
- Valeur des actionnaires de US$14 milliards à US$408milliards; GE rivalise avec Microsoft pour le titre de l’entreprise ayant la plus grande valeur marchande au monde;
- Nombre d’employés de 411 000 à 340 000.
Ce sont là les résultats tangibles de sa performance, le score de la partie. Ils ne disent rien sur comment la partie s’est jouée. La révolution de Welch fut de changer les règles du jeu et les mentalités chez GE et d’en faire une entreprise gagnante.
La gestion comme sport d’équipe
Son autobiographie, c’est la loi du genre, présente sa version des choses, ses recettes de gestion, quelques vignettes personnelles qui humanisent le personnage; mais son livre rend bien ce qu’ont constaté tous ceux qui l’ont vu en action ou l’ont entendu parler. L’homme projette une passion monomaniaque pour les affaires et la direction d’entreprise. Pour lui, la gestion est un sport d’équipe, un sport de compétition. La profitabilité de l’entreprise est son score et gagner sa raison d’être.
Il ne s’agit pas pour Welch d’une métaphore pour agrémenter un discours d’occasion. Il y croit littéralement. Il se voit à la fois comme un joueur étoile, le coach, l’entraîneur et le «cheerleader» de son équipe. Il est le leader mais pas le roi-soleil.
L’entreprise gagnante comme toute équipe gagnante dans le sport ne peut ni ne doit tolérer les médiocres, les tire-au-flanc, les tièdes et les pisse-vinaigre. Ni l’une ni l’autre ne peuvent tolérer les bureaucraties et les hiérarchies qui freinent, et nuisent à la performance.
L’entreprise pour Welch, doit être un lieu où l’on prend plaisir à jouer, à rivaliser et à gagner. Le leader doit exiger de tous (de lui-même, au premier chef) une passion pour la victoire, une haute performance en tout temps, un bon dosage de camaraderie et de rivalité. Selon Welch, rien n’égale la joie, le sentiment de fierté et d’accomplissement que donnent l’appartenance à une grande équipe, la compétition de haut niveau et le titre de champion de la ligue. C’est l’essence du message de Welch : faire partie de l’équipe de direction d’une entreprise doit susciter la même passion, le même dépassement, le même engagement exclusif que de faire partie d’une équipe professionnelle de sport, et d’une équipe qui veut gagner la coupe Stanley, le Super Bowl ou le championnat mondial.
De quoi sont faits et comment fabrique-t-on des leaders comme Welch? Ce modèle de leadership est-il pertinent pour les leaders de demain? Ce sont là de vastes et pressantes questions qui surgissent à la lecture du livre de Welch mais auxquelles je ne peux répondre que partiellement dans ce texte.
La facture du leadership de Welch
Welch, le leader, est le produit d’une combinaison heureuse des éléments suivants:
- Ce qui frappe d’abord chez Welch c’est son énergie physique hors du commun qui propulse une capacité de travail phénoménale. N’en doutons point : une telle énergie est une condition nécessaire mais non suffisante au leadership d’une grande entreprise. La liste de ses activités au cours d’une journée, d’un mois, d’une année est étonnante.
- Une anecdote saisit bien cet aspect de l’homme. À la fin des années 80, je lui fis parvenir un article sur la planification stratégique dans lequel je décrivais l’évolution de cette pratique chez GE. Au lieu de l’accusé de réception laconique de quelque membre du service des relations publiques, ce à quoi je m’attendais, je reçus une note écrite de sa main, datée d’un samedi et provenant de son domicile, m’offrant ses commentaires sur mon article!
- Welch est doté d’une solide intelligence (il détient un Ph.D. en chimie) mais de son propre aveu, n’est pas génial (« Si j’avais été accepté au MIT, je n’aurais été qu’un étudiant très moyen alors que je finis au sommet de ma classe à l’Université du Massachusetts »). Pour un leader d’entreprise, semble –t-il, un quotient intellectuel (QI) (si cette mesure garde encore quelque validité) de 120 est nécessaire; plus que ça est redondant, voire nuisible; moins que ça fait problème pour assimiler rapidement la grande quantité d’informations essentielles au dirigeant. Ce qui est remarquable cependant, c’est à quel point cette énergie mentale est concentrée, comme un laser, sur un seul objet : améliorer sa performance comme gestionnaire et leader de GE.
- Welch dégage une passion pour « the game of business » dont le score ferait dans le pathologique tellement elle est intense et dévorante. C’est une passion contagieuse qui donne à tous le sentiment de faire partie d’une grande aventure. C’est aussi la passion de gagner à tout prix, qui comporte le risque de l’excès pour la cause.
- Cet alliage d’intelligence focalisée, d’énergie irrépressible et de passion pour la performance, définit le caractère essentiel du leadership de Welch. D’où vient un tel enthousiasme, un tel goût de gagner? Welch, au fond, est un athlète frustré. Jeune homme, il fut un joueur passionné de hockey, de baseball et de football. Cependant, à l’âge du collège, il s’avéra trop petit et trop lent pour réussir dans l’un ou l’autre de ces sports d’équipe. Il trouva refuge dans le golf, sport qu’il pratique avec brio mais qui n’a rien du « all american team sport ». La gestion d’une entreprise est-elle un exutoire pour ce désir d’exceller dans un sport d’équipe? Pour ceux que ce genre de spéculation intéresse, le livre de Welch offre plusieurs pistes. Ainsi, son attachement à sa mère décédée en 1965 (« the saddest day of my life»), son désir palpable de la rendre fière de son fils, ont certainement contribué à cette féroce volonté de gagner.
- Welch possède un excellent jugement d’affaires; si l’on pouvait mesurer cette dimension, un quotient du jugement (QJ) peut-être, Welch ferait certainement dans les 150, assez pour être admis au Club Mensa du jugement. D’où cela vient-il? Difficile à dire mais il est évident que Welch a beaucoup réfléchi sur la gestion, le leadership et le fonctionnement des organisations. Il a tiré tous les enseignements de chacune de ses erreurs et de celles des autres. De son expérience se sont élaborés des règles et des principes qui le guident dans ses actions et sa prise de décision. En outre, Welch est le produit d’une grande école de gestion : GE
- Welch s’est transformé en formidable communicateur, lui qui était gêné en public et qui souffrait d’un bégaiement assez prononcé. A force de volonté, il devint un porte-parole éloquent et infatigable, le symbole omniprésent de l’entreprise. Sa participation à la formation de près de 18000 cadres de GE lui font tenir ce propos surprenant au premier abord : « tout compte fait, enseigner est ce que je fais pour gagner ma vie» (« When all is said and done, teaching is what I do for a living»).
Welch : Un modèle pour les futurs leaders?
Sans aucun doute, certains aspects du modèle Welch sont pertinents à toute époque et en toute situation.
Cependant, le modèle peut faire problème, dans un contexte social différent par son exigence d’un engagement singulier et exclusif. C’est l’antithèse de la vie équilibrée et du partage des responsabilités familiales. Welch admet que l’échec de son premier mariage tient en grande part à la difficulté de concilier sa carrière et la vie de famille. Si l’analogie du sport d’équipe de haut niveau rend bien la vision qu’a Welch de l’entreprise, il faut noter une différence importante : l’athlète, la vedette du sport, termine sa carrière dans la trentaine alors que la vedette de la gestion est au sommet de sa forme dans la cinquantaine et ne termine sa carrière qu’à 60 ou 65 ans. C’est toute une vie qu’il faut y consacrer pour devenir une star de la gestion!