La gouvernance des sociétés, la gouvernance des entreprises
Même enjeu de légitimité
Yvan Allaire | Lesaffaires.comPour un moment de l’histoire et une parenthèse de géographie, la gouvernance des sociétés, des institutions et des entreprises en est venue à reposer sur deux piliers :
- Une démarche démocratique, reconnue comme telle par la grande majorité des commettants, qui confère une haute légitimité aux dirigeants élus et suscite le consentement à leurs décisions ;
- Un encadrement juridique qui permet de contenir les débordements démocratiques par la soumission des lois et décisions à l’examen de cours impartiales.
Tout ce qui peut ébranler l’un ou l’autre de ces piliers menace la démocratie. Ainsi s’inquiète-t-on avec raison du rôle joué par l’argent dans le jeu démocratique aux États-Unis, surtout depuis la décision de la Cour suprême dans la cause Citizens United, laquelle ouvre toute grande les vannes des contributions politiques des richissimes américains. Les citoyens américains pourraient en conclure qu’un gouvernement acheté par une ploutocratie a perdu toute légitimité.
De même, la Commission européenne, composée de fonctionnaires non-élus et faiblement contrôlée par des élus, dotée d’énormes pouvoirs d’ingérence dans les affaires des pays membres, risque un questionnement de sa légitimité au gré de la crise de l’euro et des mises en tutelle virtuelles de gouvernements démocratiquement élus.
Au Québec, la perte graduelle d’appui au gouvernement et la diminution de la satisfaction populaire envers sa gestion ont ouvert une brèche de légitimité que les mouvements étudiants ont su exploiter. Tant que les deux piliers de la démocratie sont jugés solides et bien en place au Québec, cette exploitation d’une faiblesse circonstancielle du gouvernement crée un dangereux précédent. Chaque fois que les sondages indiqueront qu’un gouvernement est impopulaire, pourra-t-on déclarer illégitime toute mesure, toute loi adoptée par ce gouvernement majoritaire et descendre dans la rue pour en bloquer la mise en place? Ce gouvernement « impopulaire » devrait-il cesser de légiférer et soumettre au peuple par voie de référendum toute mesure législative controversée ? Le désordre et le chaos ne font pas bon ménage avec la démocratie.
Pour les sociétés cotées en Bourse, la légitimité de leur gouvernance fut souvent contestée en raison de la démarche jugée insatisfaisante par laquelle les membres de conseil d’administration sont choisis. Déjà au cours des années 1980, la contestation des conseils d’administration, parce que, prétendait-on, insuffisamment préoccupés des intérêts des actionnaires, prit la forme de fonds menant des opérations hostiles pour « privatiser » des entreprises et les doter d’une gouvernance radicalement différente. Cette révolution de gouvernance prit fin lorsque les gouvernements de pas moins de 30 états américains passèrent des lois pour donner aux conseils d’administration les moyens de résister aux tentatives de prise de contrôle non souhaitées par la direction. Par la suite, ces opérations de « privatisation » devinrent amicales, appuyées par la direction et le conseil d’administration qui y trouvaient bon compte.
Malgré des améliorations certaines apportées à la démarche d’élection des administrateurs (vote individuel et majoritaire, immaculée indépendance, etc.), les conseils d’administration subissent à nouveau l’assaut de fonds et autres intervenants mettant en question leur légitimité. En voici des exemples, les signes manifestes et avant-coureurs d’une crise de légitimité:
- Le recours à des votes consultatifs des actionnaires sur la rémunération:
- Les velléités en Europe d’imposer par loi des plafonds salariaux aux dirigeants d’entreprises privées (pour les entreprises publiques, cela vient d’être fait en France);
- La désapprobation généralisée envers les formes et les niveaux de rémunération décernés aux dirigeants par les conseils d’administration ;
- Le succès des batailles de procuration menées par des fonds « activistes », à la Canadien Pacifique et Telus;
- Les mises en nomination directement par des investisseurs de candidats pour le conseil.
Quelles qu’en soient les raisons, la remise en question de la légitimité d’une forme de gouvernance est souvent une condition prémonitoire de changements radicaux et imprévisibles dans les modes de gouvernement. Parfois, souvent, les changements qui en résultent surprennent désagréablement ceux-là mêmes qui ont mené, ou applaudi, les initiatives ayant déclenché cette crise de gouvernance.
Dans le cas des entreprises, comment pourrait évoluer leur gouvernance afin de redonner aux conseils d’administration leur pleine légitimité :
- Favoriser des formes de propriété qui sont naturellement dotées de conseils légitimes, comme les coopératives, les sociétés entièrement privées, les sociétés de personnes en nom collectif (partnerships) ;
- Valoriser les sociétés avec actionnaires de contrôle, avec ou sans double classe d’actions; exiger de ces sociétés des mesures de protection des actionnaires minoritaires incluant le droit pour les minoritaires d’élire un tiers des membres du conseil ;
- Pour les sociétés avec un actionnariat diffus, barrer le chemin aux spéculateurs et autres artistes du court terme en exigeant une période de détention d’une année avant d’acquérir le droit de voter les actions ; renforcer la crédibilité des conseils, elle-même source de légitimité.
Le désaveu des conseils d’administration par des mesures de « démocratie directe » par voie de consultation des actionnaires pourrait mener à un questionnement plus fondamental. En effet, la loi canadienne sur les sociétés par actions et les décisions de la cour suprême du Canada stipulent clairement que la responsabilité des administrateurs est envers le meilleur intérêt de la société et non d’une quelconque partie prenante, fussent-ils les actionnaires. Pourquoi alors seuls les actionnaires ont-ils droit de voter pour élire les membres du conseil ? Comment les actionnaires peuvent-ils conférer au conseil une légitimité auprès des autres parties prenantes ?
Les initiatives de démocratie directe à la say-on-pay, signes d’une légitimité vacillante des conseils et de l’appareil actuel de gouvernance, pourrait mener à des propositions de gouvernance donnant voix et droit de vote aux autres parties prenantes de l’entreprise, comme les travailleurs par exemple.
Voilà une révolution de gouvernance que ne souhaitent certainement pas les fonds institutionnels et autres investisseurs mais qui devient plausible lorsque la forme de gouvernance actuelle est jugée caduque et dysfonctionnelle.
Quant aux sociétés civiles, dans la mesure où elles jugent que leurs fondements démocratiques sont solides et fonctionnels, elles doivent se montrer prudentes, voire réticentes, devant les remises en question de leur système de gouvernance.
(Les propos de M. Allaire n’engagent pas l’IGOPP ni son conseil d’administration).
- Mots clés:
- Éthique
- Législation
- Parties prenantes