La difficile naissance d’une industrie
Gérard Bérubé | Le DevoirLe budget Morneau donne un peu plus de détails illustrant la difficile marche vers la légalisation du cannabis à des fins récréatives. Rarement la naissance d’une nouvelle industrie légale aura été aussi laborieuse.
Dans son budget déposé mardi, le ministre fédéral des Finances, Bill Morneau, consacre quelques pages aux préparatifs d’Ottawa entourant la légalisation prochaine du cannabis à des fins récréatives. L’ampleur des efforts prudentiels consentis ne peut qu’alimenter les doutes sur l’équité des retombées du modèle économique qui se dessine.
Ainsi, Ottawa s’attend à recevoir 690 millions sur cinq ans de la taxation du cannabis consommé à des fins récréatives. Les provinces devraient encaisser davantage. Après les 100 premiers millions par année venant plafonner la partie fédérale des recettes pendant les deux premières années, la marge fiscale sera répartie à 75/25 au profit des provinces et territoires.
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Quant au marché et à ses retombées économiques, sans égard aux coûts sociaux, Statistique Canada a estimé que près de 5 millions de Canadiens âgés de 15 à 64 ans ont dépensé approximativement 5,7 milliards en 2017 pour se procurer du cannabis à des fins médicales (10 % du marché) ou non. Toujours selon les estimations de l’agence fédérale, les personnes de 15 à 17 ans accaparent 19 % du marché illicite au Canada.
Dans une lettre publiée dans Le Devoir, les signataires Yvan Allaire, de l’Institut sur la gouvernance, et Mihaela Firsirotu, de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, rappelaient que déjà, sans être encore légalisé, le marché du cannabis rapportait plus au secteur privé que les retombées pour le crime organisé. Ils évaluaient que la capitalisation boursière de cinq des six producteurs prochainement fournisseurs de la SAQ atteignait déjà les 15 milliards de dollars, contre une valeur boursière cumulative (et stagnante) de 500 millions lorsque le cannabis n’était consommé qu’à des fins médicales.
Froide logique
Ces signataires, s’exprimant à titre personnel, mettaient aussi certains bémols sur l’objectif du fédéral d’accaparer initialement 29 % du marché illicite pour en occuper les trois quarts dans cinq ans. D’une part, il peut être naïf de croire que la légalisation ne stimulera pas tant la consommation que le nombre de demandeurs. Aussi, et la logique du marché boursier est plutôt froide, les producteurs seront condamnés au rendement et à la croissance des profits. Il faut prévoir une industrie multipliant les barrières à l’entrée favorisant la consolidation et la multiplication des contrats à long terme à prix fixe auprès des distributeurs. « Ce marché sera donc constitué d’un oligopole de producteurs et de monopoles régionaux de distribution (du moins au Québec, en Ontario et en Alberta) », écrivent-ils.
De deux choses l’une. Ou il sera rapidement difficile de maintenir les prix de vente à un niveau décourageant la vente illicite, ou le distributeur devra sacrifier sa marge bénéficiaire, le maintien d’un prix dissuasif risquant ainsi d’alimenter la croissance du nombre d’acheteurs ou la consommation.
Et les signataires de rappeler que les intérêts des actionnaires, spéculateurs et dirigeants de ces sociétés ne sont pas naturellement alignés sur l’intérêt public.
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