Généreuse ou intéressée, la Fondation Saputo ?
Francis Vailles | La PresseDe récentes transactions de la Fondation Mirella et Lino Saputo soulèvent de nombreuses questions. Et nous amènent à nous interroger sur les règles qui régissent les organismes de charité des familles d’affaires.
Le 20 août, mon collègue Richard Dufour a publié une nouvelle intrigante : la Fondation Saputo a acheté au cours de l’été pour 100 millions de dollars d’actions de Saputo inc., le géant du fromage contrôlé par la même famille Saputo.
En incluant un autre de ses placements, je constate que le portefeuille de près de 1 milliard de dollars de la Fondation serait composé à environ 80 % par des entreprises proches de la famille, selon les plus récents renseignements publics disponibles. J’y reviens plus loin.
D’emblée, on s’interroge : la Fondation Saputo ne devrait-elle pas garder ses distances par rapport aux affaires commerciales de la famille qui a rempli ses coffres avec des dons ?
Puisque l’existence de la Fondation est notamment attribuable aux énormes avantages fiscaux reçus par la famille pour ses dons, la Fondation ne devrait-elle pas éviter scrupuleusement de se placer dans une situation qui laisse penser qu’elle est le prolongement des activités intéressées de la famille ?
En vertu des règles fiscales, une fondation ne devrait pas détenir plus de 2 % des actions en Bourse d’une même entreprise, ce que respecte la Fondation Saputo à l’égard de Saputo inc. De fait, les transactions de l’été, bien qu’importante en valeur, donnent à la Fondation 0,7 % des actions de Saputo inc.
Tout de même, la position importante de la Fondation peut laisser penser que ses dirigeants ont pu bénéficier d’informations privilégiées pour acheter le titre au bon moment. Ou encore que la Fondation a été utilisée pour soutenir le titre dans des périodes où, justement, l’action de Saputo subissait une correction (12,5 % sur quatre jours en juin et 4,4 % sur sept jours en août).
Rien ne prouve que ce soit le cas. Il reste que les liens étroits de l’organisme avec les actionnaires de contrôle de Saputo l’ont obligé à faire une déclaration d’initiés au Système électronique de déclarations des initiés (SEDI).
Le vice-président de la Fondation n’est nul autre qu’Emanuele (Lino) Saputo, fondateur de Saputo inc., et son directeur général est Camilio Lisio, ex-chef de l’exploitation de Saputo inc.
« De prime abord, les fondations vont faire attention qu’il n’y ait pas d’apparence de conflit d’intérêts. L’investissement de la Fondation Saputo suscite certainement une forme d’inconfort », me dit François Dauphin, PDG de l’Institut sur la gouvernance (IGOPP), qui ne croit pas que la Fondation ait eu une influence sur le titre avec ce genre de position.
Le cœur de la fondation a été constitué de dons de 251 millions de Lino Saputo ou de ses entreprises, entre 2014 et 2019(1). Ces 251 millions ont été versés sous forme d’actions en Bourse du transporteur TFI International que détenaient les Saputo.
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La Fondation s’explique
Le directeur général de la Fondation Mirella et Lino Saputo, Camilio Lisio, juge que l’organisme a tout fait dans les règles de l’art.
L’investissement dans l’entreprise Saputo vise à permettre à la Fondation de toucher le dividende de 2 % de l’entreprise et, ainsi, de lui permettre d’assurer sa pérennité, puisqu’elle qu’elle doit légalement verser 3,5 % de son actif chaque année, essentiellement.
Concernant l’inconfort que suscite chez certains l’achat d’actions de Saputo – une entreprise liée –, M. Lisio répond :
« La question à se poser, c’est qui est le bénéficiaire si la Fondation fait de l’argent avec l’investissement dans Saputo ? Qui en bénéficie ? C’est la communauté. La Fondation n’appartient pas à M. Saputo ou à Mme Saputo. La Fondation est là pour assurer sa pérennité et de toujours donner à la communauté. »
Il se montre indifférent à la perception que la Fondation ait pu avoir eu un tuyau pour investir dans Saputo, ou encore qu’elle agisse pour soutenir le titre boursier. « Si les gens veulent penser ça, c’est leur affaire. Nous sommes dans la légalité, nous avons le droit de le faire, nous avons fait nos démarches auprès des autorités. On n’est pas à faire quelque chose de croche. On le fait pour le dividende de 2 %, pour pouvoir faire des déboursés [aux bénéficiaires] », dit-il.
Il ne veut pas révéler la position actuelle de l’entreprise dans TFI, mais note que la progression fulgurante du titre en Bourse profite à la communauté.
Il affirme que les dons répondent aux besoins des bénéficiaires, comme les universités et les hôpitaux, et qu’ils remplacent des financements qui, autrement, devraient être faits par les gouvernements, donc par les contribuables.
Il juge légitime le questionnement sur le cadre fiscal dont bénéficient les Fondations, mais estime que toute remise en question, le cas échéant, devrait être faite pour l’ensemble des fondations et pas seulement pour celle des Saputo.
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- Éthique
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