29 novembre 2013

Des fonctionnaires aux CA des banques??

Yvan Allaire | Lesaffaires.com

Les démocraties meurent rarement sur un bûcher révolutionnaire. Elles périssent plutôt par un lent étiolement, par le contournement des garde-fous, par des manœuvres subreptices des gouvernants menées dans l’ignorance et l’indifférence des citoyens.

Cette triste vérité m’est venue à l’esprit lorsqu’un comité du sénat canadien me demanda de leur donner mon avis sur une mesure contenue dans le projet de loi « omnibus » attaché au budget de 2013.

Cachée, pour ne pas dire camouflée, au tréfonds d’un document budgétaire faisant des centaines de pages, on trouve une mesure surprenante, difficile à expliquer et que personne, ou presque, n’avait notée:

« Pour veiller à ce que les institutions sous règlementation fédérale continuent de faire l’objet d’une gouvernance et d’une supervision rigoureuses… », le ministère des finances propose de modifier « la Loi sur les banques, la Loi sur les sociétés d’assurance…de manière à autoriser les mandataires de l’État et les fonctionnaires fédéraux et provinciaux à siéger au conseil d’administration des institutions financières ».

Heureusement, précise le texte, « les mandataires et fonctionnaires seront assujettis aux exigences de la Loi sur les conflits d’intérêt… »

Perplexe, j’ai cherché à comprendre quel problème voulait-on régler, quelle situation cherchait-on à corriger? De toute évidence, le gouvernement fédéral n’entend pas nommer désormais des fonctionnaires aux conseils d’administration des institutions financières. Alors, pourquoi ce préambule sur une gouvernance et une supervision rigoureuses? Les fonctionnaires du ministère des finances, manifestant une étonnante vanité bureaucratique, estiment-ils que si les banques et sociétés d’assurance avaient la sagesse de recruter des membres de leurs conseils au sein de la haute fonction publique, leur gouvernance s’en porterait mieux?

Enfin, la seule réponse, timide et hésitante, que le ministère fédéral des finances propose : on veut ainsi élargir le bassin de personnes compétentes dans lequel les banques et sociétés d’assurance pourraient puiser. Ce bassin serait insuffisamment riche mais on ne présente aucune donnée ni aucun témoin pour étayer cette thèse. Même qu’une autre mesure logée ailleurs dans ce vaste document propose de changer la Loi sur les banques pour enlever l’obligation qui leur est faite de constituer leurs conseils d’administration exclusivement de résidents canadiens et la remplacer par l’obligation qu’une majorité seulement de leurs membres soit résident canadien. Cette mesure donnera aux banques canadiennes un accès au vaste réservoir international d’expertise financière.

Qui plus est, le gouvernement fédéral, avec un sans-gêne…gênant, autorise les fonctionnaires provinciaux à joindre les conseils d’administration des institutions financières sans aucune consultation préalable de leurs patrons, les gouvernements provinciaux!

Le plus grave de toute cette petite affaire, c’est la porte que l’on entrebâille, la boite de Pandore de conflits d’intérêt, de manquements à l’éthique, de comportements obséquieux que l’on ouvre.

Le ministère fédéral des finances sait sans doute qu’une invitation à siéger au conseil d’une grande banque équivaut à une invitation à devenir multimillionnaire. Les banques versent aux membres de leur conseil des honoraires annuels de base variant de $90 000 (Banque nationale) à $185 000 (Banque royale). À ces montants s’ajoutent d’autres honoraires pour la présidence de divers comités.

Mais surtout, les membres de ces conseils peuvent/doivent utiliser ces honoraires (ou une fraction) pour acheter des actions ou des unités d’actions différées (UAD). Par cette opération et le comportement du titre des banques, un membre du conseil typique peut facilement accumuler une valeur de portefeuille pouvant atteindre le million de dollars au terme de quatre ou cinq ans et, selon les institutions, plusieurs millions de $ au terme de quelque 10 ans au conseil.

Or, mon propos ici n’est pas de critiquer ces façons de rémunérer les membres de conseil des banques mais de souligner les risques que poserait l’opportunité pour des hauts fonctionnaires de se joindre à de tels conseils. Le risque le plus fragrant et le plus difficile à baliser provient de la complaisance que pourrait démontrer tout fonctionnaire désireux de trouver faveur auprès d’une institution susceptible de l’inviter éventuellement à se joindre à son conseil.

Ce risque est déjà omniprésent pour les fonctionnaires quittant le service public mais il est à tout le moins balisé par une période de réserve et d’attente. On a constaté aux États-Unis les conséquences nocives de ces passerelles entre le personnel des agences de règlementation et de notation de crédit d’une part et les banques d’affaires et les fonds de couverture d’autre part.

N’eut été de l’invitation de la sénatrice Mme. Céline Hervieux-Payette, vice-présidente du comité du sénat responsable de ces questions, je n’aurais pas pris connaissance de cette mesure, cette petite faille dans notre système de gouvernance démocratique; ce qui n’empêchera pas, malheureusement, le gouvernement de procéder à ces modifications injustifiées.

Ce banal exemple démontre toutefois le risque que fait courir à notre démocratie la démarche récente qui consiste à aligner nombre de mesures et changements dans un projet de loi «omnibus» attaché au budget. Un vote majoritaire pour le budget signifie l’adoption d’un train de mesures qui n’ont rien à voir avec le budget.

Cette initiative machiavélique est une importation américaine, laquelle a causé là-bas de sérieux dommages. Le pire exemple provient certes du projet de dérèglementation massive des produits dérivés annexé au budget pour l’année 2000-2001 et ainsi adopté sans débat, sans examen, sans que la population sache que le gouvernement venait de semer les germes de la crise financière de 2008.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.