3 décembre 2013

Crise de gouvernance dans le secteur public québécois

Yvan Allaire | Lesaffaires.com

De toute évidence, nous vivons une crise de gouvernance dans les institutions et organismes de l’État québécois. Selon des problématiques qui leur sont propres, le Fonds de solidarité, le CHUM, le CUSUM, Tourisme Montréal, les universités ont subi de vives critiques pour une gouvernance jugée déficiente, et cette liste n’est ni exhaustive ni achevée.

Comment expliquer ce phénomène au terme de dix ans d’ergotage sur la gouvernance dans le secteur public? Les raisons sont trop nombreuses pour en traiter convenablement dans un court texte mais voici quelques pistes :

1. La lenteur ou l’incapacité des gouvernements à imposer aux multiples organismes, institutions et entreprises de l’État québécois les mêmes règle et principes de gouvernance auxquels sont soumises depuis 2006 les sociétés d’État. Rappelons les principales obligations de gouvernance que la Loi 53 adoptée en 2006 impose à quelque 23 sociétés ou organismes:

  • La scission du poste de président du conseil (PCA) et de président directeur général (PDG) de la société; le président du conseil doit être un membre indépendant.
  • Le conseil d’administration doit être composé pour les deux tiers de membres indépendants.
  • Le conseil doit constituer trois comités statutaires composés exclusivement de membres indépendants : un comité de vérification, un comité de gouvernance et éthique, un comité des ressources humaines.
  • La rémunération des cinq dirigeants les mieux rémunérés doit être divulguée dans le rapport annuel de la société;
  • Le conseil doit établir le profil de compétence et d’expérience qu’il estime nécessaire au conseil pour bien gouverner la société ; ce profil devrait apparaitre sur le site Internet de l’organisme et dans son rapport annuel.
  • Le rapport annuel doit comporter une courte biographie de chaque membre du conseil soulignant ses expériences pertinentes et le type d’expertise qu’il ou elle apporte au conseil; le rapport doit également divulguer, pour chaque membre du conseil, la date de nomination au conseil et la date d’échéance de son mandat;
  • Le rapport annuel doit faire état de la rémunération des administrateurs, s’il y a lieu, ainsi que de leur assiduité aux réunions du conseil et de ses comités.

Ces quelques principes, d’ailleurs calqués sur les normes de gouvernance dans le secteur privé, auraient pu éviter certaines des bavures rendues publiques récemment, bien que la perfection ne soit jamais atteinte en ce domaine.

Par exemple, le Fonds de solidarité (évidemment pas tout à fait un organisme de l’État) aurait pu adopter ces principes, lesquels régissent toutes les sociétés financières privées : un président du conseil indépendant; deux tiers des membres du CA qui sont indépendants; des membres de conseil conformes au profil d’expérience et d’expertise nécessaires pour gouverner une telle institution; une information appropriée sur les membres du conseil pour que l’on puisse juger de leur indépendance véritable et de la valeur ajoutée par leur expertise. De tels principes bien mis en pratique auraient pu mettre le Fonds à l’abri des turpitudes qui minent présentement sa crédibilité.

Chez Tourisme Montréal, ces mêmes principes auraient révélés en temps opportun les rémunérations jugées excessives. Aussi, le fait de devoir dresser et rendre publique la liste des compétences requises au conseil aurait fait comprendre qu’il ne faut pas confondre « conseil d’administration » et « comité consultatif ». La composition du CA ne peut se limiter à assembler des gens du milieu bien au fait des enjeux du tourisme à Montréal.

Les multiples organismes de l’État

Or, l’État du Québec est constitué d’un grand nombre d’instances devant composer avec des enjeux de gouvernance : selon la loi sur l’administration financière, en plus des ministères, l’État québécois comptait (en 2011):

  • Neuf (9) entreprises du gouvernement (dont quatre seulement sont incluses parmi les 23 sociétés soumises à la loi 53);
  • Quarante (40) organismes budgétaires;
  • Soixante-neuf (69) organismes autres que budgétaires (dont 17 seulement sont inclus dans la liste des 23 organismes soumis à la loi 53)

Évidemment, l’État du Québec en sa définition large compte beaucoup d’autres organismes et institutions devant relever des défis de gouvernance, notamment:

  • 194 établissements de santé et services sociaux ;
  • quelque 15 universités et grandes écoles;
  • 48 Cégeps ;
  • 72 commissions scolaires ;
  • quelque 300 villes et municipalités, …et cette liste est incomplète.

En ce sens, la réforme de la gouvernance de l’État du Québec demeure un projet inachevé. C’est pourquoi dans un document publié en avril 2011 sur la gouvernance des sociétés d’État , l’IGOPP formulait comme première recommandation :

« Imposer les nouvelles règles de gouvernance aux nombreux organismes du gouvernement qui ne sont pas inclus dans la loi 53 »

2. Des conseils bric-à-brac pour une gouvernance bric-à-brac

Prenons le cas des centres hospitaliers, CHUM ou CUSUM, qui sont, ou furent, ballottés par de graves crises de gouvernance. La loi québécoise et les règlements du Ministère de la santé et des services sociaux leur imposent une composition précise de leur conseil.

Toutes les parties prenantes doivent y être représentées : les infirmières, les médecins, le personnel non-clinique, les usagers, deux membres « élus » par la population, deux représentants de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, etc. et enfin six membres « cooptés », c’est-à-dire nommés par le conseil et présumés « indépendants ».

Puis, les séances du conseil sont ouvertes au public !

L’intention est louable, le propos est noble. Rassembler autour d’une même table toutes les parties prenantes et inviter le grand public à participer aux délibérations du conseil afin de s’informer des décisions et soulever toute question pertinente.

Dans les faits, on aboutit à une gouvernance bric-à-brac ; on confond le conseil d’administration, une instance décisionnelle, avec des instances conçues pour consulter et informer les parties, pour renseigner, pour tenir les publics pertinents à jour des décisions de l’administration.

On réunit au conseil des personnes qui y sont déléguées pour défendre les intérêts de ceux qui les ont nommés au conseil. Cet arrangement aboutit souvent à des positions irréconciliables, à des coalitions politiques à géométrie variable et, trop souvent, à la paralysie de l’organisation puisque le conseil n’arrive pas à prendre des décisions difficiles.

Cette confusion des rôles, que l’on retrouve aux conseils d’administration de la plupart des universités d’ailleurs, est nocive et explique certaines des failles de gouvernance qu’on leur reproche.

Ainsi, placés devant cet arrangement de gouvernance, incluant dans le cas des centres hospitaliers, la tenue des séances en public, les organismes créent un comité exécutif, sur lequel siège une majorité de membres indépendants. On y achemine alors les décisions les plus délicates qui y sont prises dans un contexte de discrétion et de discussion bien encadrée.

Évidemment, les autres membres du conseil se plaignent à juste titre qu’ils n’ont pas participé aux décisions prises par la direction, justement ce qui est invoqué dans la crise actuelle au CHUM.

Recommandation 2 : que le Ministère de la santé et des services sociaux mette fin à cette forme de gouvernance où l’on confond instance décisionnelle et instance de consultation et d’information. Qu’il ait le courage de décréter qu’à l’avenir les deux tiers des 15 membres des conseils seront des indépendants, l’autre tiers étant réservé pour des représentants de la communauté hospitalière. Que l’on remplace l’obligation de tenir des assemblées publiques du conseil par l’obligation de tenir selon un calendrier précis des séances d’information pour le grand public.

3. Imiter le secteur privé ?

Dans le secteur privé, on est bien conscient que malgré tous les principes de « bonne » gouvernance mis en pratique, les conseils d’administration souffrent de limites incontournables. Comment un petit groupe de personnes travaillant à temps partiel peut-il en arriver à prendre les décisions stratégiques, à orienter le développement de l’organisme, à superviser la direction et contrôler la performance financière d’une organisation complexe ?

Le CHUM, par exemple, est responsable d’un budget de quelque $872 millions, emploie 12 000 personnes, gère trois sites hospitaliers distincts et doit préparer la mise en œuvre du nouveau centre hospitalier.

Le conseil d’administration d’une telle organisation, fut-elle privée, serait composé de gens crédibles et indépendants ; même alors, leur responsabilité fiduciaire se limiterait à prendre des décisions et à évaluer la performance de l’entreprise sur la base de l’information soumise par la direction et selon les recommandations de différents groupes d’experts.

Le secteur public québécois, la gente politique et les média gagneraient à adopter cette façon de concevoir la responsabilité des conseils.

Toutefois, le secteur public devrait éviter de copier les aspects les plus critiqués de la gouvernance dans le secteur privé. Ainsi, la méthode utilisée pour établir la rémunération des dirigeants du secteur privé est de plus en plus contestée. Cette méthode, qui commence à faire son apparition dans le secteur public (on l’a vu d’ailleurs chez Touriste Québec), consiste à choisir un groupe de sociétés dites « comparables » et de se servir des rémunérations qui y sont payées comme étalon pour fixer la rémunération du premier dirigeant.

Les conseillers en rémunération proposent toujours cette méthode pour établir la valeur marchande du « talent » de gestion que représente le premier dirigeant. C’est le maillon faible de toute la démarche de rémunération des dirigeants du secteur privé; cette démarche explique en bonne partie la croissance phénoménale de leur rémunération.

Conclusions

Le jeu politique a ses règles et ses coutumes. Dès qu’une décision prise par un organisme quelconque de l’État met le gouvernement dans l’embarras, les partis d’opposition sautent sur l’occasion, et les médias aidant, le gouvernement est pressé d’agir pour que le « scandale » s’estompe au plus vite. Alors, les ministres concernés doivent jouer au matamore, lançant les opprobres et les ultimatums au conseil d’administration, exigeant des démissions, se montrant proprement outrés et scandalisés devant les caméras.

Or, ces travers de la gouvernance, ils en sont responsables par leur lenteur à exiger que des principes de saine gouvernance soient mis en place partout et par leur imposition de modes de gouvernance bric-à-brac dans les centres hospitaliers et dans certaines universités.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.