21 septembre 2007

Comment se font les champions industriels

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | Forces

Les gouvernements de tous les pays, ou presque, cherchent la formule magique, la recette, l’ordonnance qui dynamiserait leur économie. Ils rêvent tous d’un bataillon d’entreprises championnes battant le pavillon national sur les marchés étrangers. Ils envient, et cherchent à imiter, les succès tantôt du Japon ou de l’Allemagne, tantôt de la Suède, de la Finlande ou du Danemark et en tout temps des États-Unis, l’étalon d’or de la productivité et de la compétitivité.

Les gouvernements canadiens, fédéral et québécois, ainsi que tous les partis politiques entrent dans le jeu. Ils supputent la qualité de leurs «grappes industrielles», étudient leur «losange de la compétitivité», écoutent avec sympathie les jérémiades sur la fiscalité des entreprises et des particuliers. Ils s’égarent dans le dédale de la productivité et ses sentiers politiquement périlleux : nos gens travaillent moins fort et prennent trop de vacances (comparés aux Américains, bien sûr); nos syndicats, trop puissants, sont des éteignoirs de productivité; nos lois et règlements nuisent à la compétitivité de nos entreprises, nos universités sont sous-financées et complaisantes, etc.

Que ces arguments et analyses soient bien ou mal fondés, il est étonnant de constater que, malgré ses carences, inepties et vices de fonctionnement, notre société produit son quota de «champions industriels», c’est à dire, un bon nombre d’entreprises qui occupent une place importante dans leurs marchés respectifs hors du Québec et hors du Canada. Peut-être serait-il instructif de comprendre ce qu’elles ont en commun et en tirer des leçons pour notre développement économique.

Voyons un peu. Le Tableau A ci-après présente 30 entreprises québécoises cotées en bourse dont les revenus proviennent à un niveau significatif de leurs opérations hors du Québec.

Qu’ont en commun ces entreprises «championnes»? Presque rien, sauf qu’une très grande majorité d’entre elles jouissent d’un actionnariat stable!

Tableau A %22Champions industriels%22

Au Tableau A, la mention VM accolée au nom d’une entreprise signifie qu’elle est dotée d’actions à vote multiple donnant à un actionnaire (ou quelques-uns) le contrôle de l’entreprise. La lettre «C» signifie que l’entreprise, même sans actions à vote multiple, est dirigée par un actionnaire, habituellement l’entrepreneur-fondateur, détenant un bloc d’actions important.

La mention «P» au Tableau A indique qu’aucun actionnaire (autre que des sociétés de gestion de fonds) ne détient plus de 10% des droits de vote. Seulement six entreprises sur les 30 reçoivent cette notation; mais deux d’entre elles furent longtemps des coopératives de marchands (Quincaillerie Richelieu et RONA); SNC-Lavalin était sous le contrôle de ses employés jusqu’en mai 1997, ceux-ci détenant une classe d’actions leur conférant 14 votes pour chaque action. La lettre « X » désigne des entreprises dont le contrôle a changé de mains récemment. Nous aurions pu inclure la Banque nationale et la compagnie d’assurances Industrielle Alliance, deux entreprises oeuvrant dans des secteurs dont la stabilité de la propriété est assurée par la prohibition juridique de toute prise de contrôle.

Au Tableau B, nous ajoutons des entreprises «privées» (i.e. non cotées en bourse) qui occupent une place importante dans leurs marchés respectifs et tirent une part importante de leurs revenus d’activités hors du Québec.

Tableau B Champoins privés

Au Tableau B, la mention «Co» indique qu’il s’agit d’une coopérative et «E» que l’entreprise est dirigée et contrôlée par un entrepreneur souvent le fondateur même de l’entreprise. La notation «F» signifie que l’entreprise est dirigée par un membre de la famille du fondateur. La société Maax a été privatisée récemment, ses dirigeants détenant quelque 5% des actions.

Ces deux tableaux sont instructifs en ce qu’ils illustrent comment ces entreprises furent bâties en longue durée, patiemment, à l’abri des prises de contrôle non souhaitées.

Le développement de «champions industriels» commence souvent par une propriété continue et à long terme de l’entreprise. Naguère, cet énoncé aurait semblé une évidence puisque l’actionnariat des entreprises cotées en bourse était stable et leurs dirigeants dotés des moyens juridiques pour contrer les prises de contrôle, dites «hostiles».

Les nouveaux marchés financiers

Or, les temps ont changé. Les marchés boursiers sont maintenant dominés par des fonds de spéculation qui créent un actionnariat de touristes âpres au gain à court terme, de parieurs invétérés misant sur ou contre l’entreprise.

Ces marchés sont encerclés de fonds de privatisation attendant le moment opportun pour prendre le contrôle d’une entreprise et la soumettre à leur traitement-choc. La récente turbulence sur les marchés du crédit a ralenti le mouvement mais ce n’est que partie remise. Les incitatifs financiers y sont irrésistibles et les directions d’entreprise reçoivent maintenant d’importantes primes pour coopérer à ces opérations.

Fort heureusement, tous les investisseurs ne sont pas de cette facture. Par exemple, Warren Buffett, PDG du holding Berkshire Hathaway, à la question sur sa période de détention favorite pour les entreprises qu’il acquière répond : « forever! » (toujours); à la question sur le temps qu’il est prêt à attendre, il répond « indéfiniment ».

Une entreprise dont les «propriétaires» sont des spéculateurs sera incapable de concevoir et d’exécuter une stratégie en longue durée. Une bourse hyperactive ne sert que les parieurs et les croupiers, rarement les entreprises.

Les dirigeants de telles entreprises deviennent des mercenaires attentifs aux attentes immédiates des «actionnaires». L’entreprise perd graduellement sa légitimité auprès de son personnel et de la société civile.

L’épiphanie de Porter

Le professeur Michael Porter dont l’ouvrage publié en 1990 et son modèle de la «compétitivité des nations» fait école dans toutes les officines gouvernementales, se rendit compte qu’une pièce maîtresse manquait à son modèle. En conséquence, il publia deux articles en 1992 sur les carences du système financer américain, la gestion à courte vue qu’il suscite et le sous-investissement en actifs stratégiques qu’il provoque. Mal lui en pris. La période 1995-2000 semblait sanctifier le modèle capitaliste américain. Ce que l’on appelle aujourd’hui la bulle technologique passait à l’époque pour l’aube d’une nouvelle ère de prospérité, de marchés boursiers toujours en hausse, propulsés par une effervescence technologique sans précédent et sans limites.

Michael Porter fut conspué, tourné en ridicule pour son manque de perspicacité. Le tollé fut tel que Porter se fit discret sur le sujet; mais il avait raison!

Suggestions

Quelle que soit la valeur de l’arsenal mis en place par nos gouvernements pour attirer et conserver des «champions industriels», nous sommes d’avis qu’il faut d’abord prendre  les moyens d’assurer un actionnariat stable aux entreprises d’ici.

Bien sûr que les gouvernements doivent tout mettre en œuvre pour attirer des Pratt and Whitney, Bell Helicopter, Sanofi Aventis et autres entreprises étrangères, dont les filiales canadiennes jouissent de mandats mondiaux; mais une société doit également compter sur ses propres ressources pour son développement économique. D’ailleurs, plus une société se donne les moyens de favoriser un actionnariat stable et de longue durée, plus elle est susceptible de créer un climat attrayant pour les entreprises étrangères partageant la même philosophie économique.

Du foisonnement de petites entreprises, certaines prendront leur envol, deviendront d’une envergure pancanadiennes et internationale. Comment s’assurer que leur développement soit appuyé par un actionnariat stable, en mesure d’assurer le financement de leur croissance. Voici quelques suggestions.

1. La forme de propriété des entreprises est importante et variée. Ainsi les Tableaux A et B soulignent que la forme coopérative de propriété a joué et joue encore un rôle significatif dans la création d’entreprises. La riche expérience de ces entreprises qui ont su allier l’esprit coopératif et le dynamisme économique doit être mise à contribution et servir de modèle pour l’ensemble du secteur coopératif.

2. Il ne faut pas éliminer les actions à vote multiple mais mieux les encadrer. Ce qui est frappant dans le Tableau A, c’est l’exercice du contrôle des entreprises par des actions à vote multiple. Cette forme de propriété, qui a pourtant donné des résultats remarquables dans l’ensemble, fut attaquée avec virulence; l’argument fondamental est à l’effet que les actionnaires devraient être tous égaux dans la propriété de l’entreprise Ainsi, l’«actionnaire touriste» en visite pour quelques jours dans l’entreprise doit avoir les mêmes droits que les actionnaires qui ont pris les risques du départ et ont peiné pendant des années à construire l’entreprise.

En pratique, cette suggestion se traduit en des mesures concrètes, comme celles proposées par l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, par exemple, limiter le multiple de votes à 4 et encadrer la démarche de succession à la direction de l’entreprise. Il est significatif que Google, Yahoo et Berkshire-Hathaway aient adopté une structure de capital avec actions multi-votantes. Les co-fondateurs de Google n’ont-ils pas déclaré, au moment d’inscrire leur entreprise en bourse, qu’ils avaient opté pour une structure avec actions multivotantes parce qu’ils voulaient bénéficier « du temps, de la stabilité et de l’indépendance » nécessaires pour que leur entreprise devienne une « institution importante et significative ».

3. De façon générale, il convient d’encourager la stabilité de l’actionnariat par diverses mesures; par exemple :

  • Adopter le concept de la «citoyenneté d’entreprise» selon lequel un actionnaire n’acquiert le droit de vote qu’après avoir détenu ses actions pour une période, disons, d’un an, comme pour la société civile où les touristes n’ont pas le droit de vote durant leur visite et les nouveaux venus n’obtiennent le droit de vote qu’au terme d’un séjour de trois à cinq ans! L’Institut sur la gouvernance des organisations privées et publiques a pris position formellement en faveur de cette proposition.
  • Encourager la pratique d’un dividende de «loyauté» selon lequel le dividende est majoré, disons de 10%, pour toute action détenue depuis plus de deux ans;
  • Revoir les arrangements fiscaux de façon à favoriser la stabilité de l’actionnariat; par exemple, le taux d’imposition sur les gains en capital pourrait varier selon la période de détention des actions; les exemptions d’impôt dont jouissent les régimes de retraite  pourraient être assorties de la condition d’une période minimale de détention des actions.

4. Les fonds institutionnels (particulièrement les fonds de retraite) ainsi que des fonds du type Fonds de solidarité (FTQ) jouent un rôle important pour favoriser la stabilité de l’actionnariat; ils accompagnent les entreprises dans leur envol en finançant privément leur croissance, en assurant une certaine liquidité de placement pour les propriétaires et en insistant sur la mise en place d’une gouvernance à la mesure des ambitions de l’entreprise. En somme, les fonds institutionnels peuvent retarder le moment où l’entreprise s’inscrit en bourse, s’il y a lieu, avec le cortège de pressions à court terme et d’obligations onéreuses et perturbantes qui en résultent inévitablement. Ce rôle des fonds institutionnels doit être accentué et favorisé dans toute la mesure du possible.

5. Enfin, il convient de faire un examen des facteurs qui mènent aux prises de contrôle des entreprises par des intérêts canadiens ou étrangers. Le vent puissant de la mondialisation, l’implacable recherche d’efficience économique, l’inévitable consolidation des industries, tout cela joue certes un rôle important. Toutefois, il faut s’assurer que les motivations des dirigeants d’entreprises soumises à une offre d’achat ou de fusion ne sont pas contaminées par les gains monétaires faramineux dont ils bénéficieraient personnellement suite à la transaction.

Aussi, nous semble-t-il souhaitable que lors de telles transactions, les « officiers » et les membres du conseil soient tenus à exercer leurs droits à une rémunération incitative qui soit établie selon le prix de l’action avant que l’offre d’achat ou de fusion ne fut rendue publique.

Conclusions

Ce texte veut montrer qu’il faut un temps de patience pour qu’une entreprise devienne championne et que cela n’est possible que si son actionnariat et sa propriété sont stables et de longue durée. Il est remarquable à quel point les «champions québécois» se sont faits ainsi, comme les champions du reste du Canada d’ailleurs avec les Magna, Thomson, Weston et McCain, par exemple.

Toutefois, en l’absence de mesures et de politiques appropriées, les tendances lourdes du système financier contemporain font en sorte que l’actionnariat des entreprises devient transitoire et sa propriété vulnérable aux acquéreurs de tout acabit.

Aussi, nous proposons que des mesures soient prises pour favoriser un actionnariat stable, engagé envers l’entreprise et son développement, participant activement à sa gouvernance.

Que la propriété prenne la forme d’une coopérative, d’une structure de capital avec actions multivotantes, d’un individu ou d’un groupe détenant une position de contrôle, de fonds institutionnels et autres apportant stabilité et continuité à l’actionnariat, il importe d’encourager, de soutenir et d’encadrer cette propriété durable et créatrice de richesse pour la société par des mesures réglementaires, juridiques et fiscales appropriées.