18 mars 2006

Pauvre Google!

Yvan Allaire | Les Affaires

Google est un véritable laboratoire, une sorte d’expérimentation à propos de la possibilité pour l’entrepreneur-fondateur de gérer une entreprise publique (cotée en bourse) selon les mêmes principes et pratiques qui ont fait son succès comme entreprise privée.

Google décida, en 2004, d’ouvrir son capital au public surtout à cause du désir des investisseurs de la première heure (des fonds de capital de risque) de monnayer leurs immenses gains. Toutefois, « Google n’est pas une entreprise conventionnelle » écrivait les deux jeunes fondateurs le 12 juillet 2004 dans une lettre aux futurs actionnaires de la société. Le fait de devenir une société ouverte (cotée en bourse) ne devrait rien changer aux valeurs et aux façons de faire de l’entreprise, affirmaient-ils avec la touchante assurance de la jeunesse.

Sûre de son attrait pour les investisseurs, Google allait imposer ses conditions aux marchés financiers :

  • Pour « rendre plus difficile pour des parties externes de prendre le contrôle ou d’influencer Google », la société comptera deux classes d’action dont l’une, détenue surtout par les fondateurs et les membres de la direction, aura droit à dix votes par action. Les deux fondateurs, Sergey Brin et Larry Page, invoquent que cette structure de capital, rare et généralement honnie aux États-Unis, fut aussi adoptée par Berkshire Hathaway (Warren Buffet), le New York Times, le Washington Post, Dow Jones, etc.
  • Afin de ne pas être soumise aux pressions trimestrielles pernicieuses et suscitant une gestion à courte vision, Google ne fournira pas de lignes directrices, de balises (guidance) quant aux revenus et profits anticipés pour la prochaine année. Google sera géré dans l’intérêt à long terme de l’entreprise, même si cela lui fait sacrifier des bénéfices à court terme.
  • Google, société ouverte, entend bien maintenir ses pratiques « généreuses » envers son personnel, incluant la latitude de consacrer 20% de leur temps de travail à des projets de leur choix.
  • La devise de Google est et restera « Ne sois pas mauvais » (Don’t be evil !)

Les actions de l’entreprise furent vendues à un prix initial de 85$US en août 2004. Dès lors, le titre grimpa furieusement pour atteindre 475$US le 11 janvier 2006 !

Le 31 janvier 2006, Google annonça que son bénéfice par action pour le quatrième trimestre de 2005 s’établissait à 1,54$. Horreur ! Le « consensus » des analystes, et donc les attentes du marché, était à 1,76$. Cette différence de 0,22$ représente quelque 65 millions $. Or, le jour même, la valeur boursière de Google chuta de quelque 21 milliards $ ! Suite à ces résultats « décevants » et quelques cafouillages, le titre a perdu quelque 30% de sa valeur maximale pour clore à 337$US le 10 mars 2006.

Google et ses dirigeants risquent maintenant d’être absorbés, nolisés, par une tourmente perpétuelle de questions et de pressions des analystes et investisseurs. Les dix fonds institutionnels ayant pris les positions les plus importantes dans le titre de Google assument un risque de quelque 30 milliards $US ; ils ont des droits et des responsabilités !

En conséquence, et malgré les affirmations idéalistes des fondateurs, Google devra changer et s’adapter à son nouveau statut. La société sera désormais soumise aux aléas, pressions et attentes d’un troisième marché, le marché financier. Or, depuis sa création, Google a été façonnée, bâtie selon les exigences de deux autres marchés : le marché, dynamique et innovateur, pour ses services et le marché du « talent » rare si nécessaire à son succès. Google doit maintenant s’adapter à un troisième marché aux exigences particulières et parfois divergentes, sans faire violence aux valeurs et aux facteurs de sa réussite dans les deux autres marchés. C’est un défi de taille.

C’est le défi que doit relever tout entrepreneur qui songe à ouvrir au public le capital de sa société. Il ne faut pas se nourrir de fausses illusions. Devenir une société ouverte changera profondément la nature et le caractère de son entreprise.