9 mai 2009

Vers un nouveau capitalisme?

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | Forces

Tiré du livre « Black Markets & Business Blues » d’Allaire et Firsirotu, qui paraîtra en juin 2009.

Tout à coup, en ce crépuscule floridien de janvier 2009, nous avons compris le vrai sens de cette crise financière. Roulant sur la route #1 dans la petite ville de Lake Worth, nous entrâmes tout à coup dans une zone sombre et silencieuse comme un cimetière à la nuit tombante. Des deux côtés de la route, des rangées de modestes maisons portant de futiles écriteaux, « For Sale », « For Rent ». Tous leurs occupants en avaient été évacués par leurs prêteurs.

Comment ne pas ressentir l’humiliation d’être chassé de sa maison ? Où étaient ces ex-propriétaires et leurs enfants en cette soirée ? Comment ces enfants se rendent-ils à l’école ? Où ces gens se sont-ils réfugiés par ces temps durs ?

Certains commentateurs, bien enfoncés dans leur confort moral, ont prétendu que ces pauvres bougres ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes, qu’ils avaient fait preuve de témérité et de mauvais jugement en s’endettant ainsi. Ces gens seraient coupables d’avoir succombé à la propagande : vivez et financez le rêve américain par un endettement sur votre maison dont la valeur ne peut qu’augmenter avec le temps.

Ces citoyens ordinaires auraient dû se montrer plus sages et mieux informés que les banquiers payés des millions de dollars pour leur expertise, que toutes les agences de notation de crédit, les Moody’s et Standard & Poors, supposément expertes en ce domaine, que les investisseurs « prudents » qui ont acheté pour des milliards de dollars de ces prêts. Tout ce beau monde prévoyait une augmentation continue de la valeur des résidences, prédiction largement diffusée dans tous les médias américains. Les citoyens ordinaires les ont crus.

Quoi qu’il en soit, les véritables causes ainsi que les responsables du dernier fiasco financier sont maintenant assez bien connus. Ce qui ne signifie pas, loin de là, que les mesures pour en éviter la répétition seront mises en place.

Bien sûr, aux États-Unis et ailleurs, les autorités politiques flairant le vent démocratique ajouteront un soupçon de réglementation, une pincée de contrôle au fonctionnement des marchés financiers. Jusqu’ici, tout le train de propositions de réformes (incluant les nôtres dans Forces de novembre 2008) ne vise pas les problèmes de fond qui ont produit cette crise financière ainsi que les fiascos antérieurs.

Les racines du problème

Pour comprendre de quoi il retourne, il faut jeter un regard au-delà de la crise récente, se poser la question : Qu’y a-t-il de commun à toutes ces crises ?

Réponse : presque chaque fois, elles prennent leur envol aux États-unis et font leurs pires ravages dans des entreprises typiques du système américain : cotées en bourse, sans actionnaire de contrôle, fidèles à la plus orthodoxe gouvernance.

Ce n’est pas un hasard si les sereins dans la mine de charbon que furent les Bear Stearns, Lehman Brothers, Morgan Stanley, Goldman Sachs s’étaient transformés, entre 1986 et 1999, de partenariats de professionnels en entreprises cotées en bourse. Les deux premières firmes ont disparu; les deux autres furent sauvées de justesse par leurs amis à Washington.

Il ne fait pas de doute que si ces banques d’affaires avaient conservé la forme de partenariat, les partenaires, leur fortune personnelle en jeu, n’auraient jamais permis que l’on prenne des risques pouvant mener à la déconfiture de leur société.

L’entreprise du modèle américain est soumise à la logique implacable des marchés financiers : Assurer une croissance soutenue du bénéfice par actions afin de faire augmenter le prix de l’action.

Voici un autre exemple: des sociétés comme Countrywide Financial, Washington Mutual, New Century, Ameriquest se spécialisaient dans le prêt hypothécaire pour emprunteurs financièrement fragiles, regroupaient ces prêts et les vendaient par tranches à des investisseurs de tout acabit.

Étant des entreprises cotées en bourse, ces sociétés devaient obtempérer à l’impératif d’une augmentation continue du bénéfice par action. Décevoir les marchés financiers à cet égard mène à une chute de la valeur du titre, pénible occurrence pour les actionnaires…et les dirigeants bardés d’options, ainsi qu’à un éventuel remplacement de la haute direction.

Or, puisque les profits de ces entreprises proviennent essentiellement des honoraires reçus pour leurs services et des profits sur la revente des hypothèques, comment peuvent-elles faire croître leurs profits de trimestre en trimestre? En augmentant le volume de prêts consentis d’un trimestre à l’autre même si pour y arriver, il leur faut relâcher les contraintes et les standards de crédit les plus élémentaires. À la limite, on en arrive à ce cas célèbre du travailleur agricole mexicain qui ne parle pas anglais, qui gagne quelque $14,000 par année et dont on finance le montant total de $725,000 pour l’achat d’une maison en Californie.

Notre univers économique est régi par cette logique des marchés boursiers, sauf, dans l’entreprise résolument privée (par exemple Cirque du Soleil, Kruger, McCain Food, etc.), dans l’entreprise avec un actionnaire de contrôle, avec ou sans classe d’actions à vote multiple (par exemple Magna, CGI, Bombardier, Rogers, Telus, Saputo, GTC et beaucoup d’autres au Canada; Google, Berkshire Hathaway, Mars, Ford aux États-Unis), dans les coopératives (Agropur, Desjardins, Coopérative Fédérée) et dans les sociétés d’État (Hydro-Québec, SAQ, Loto-Québec, Radio-Canada, Via Rail, et autres).

Certaines entreprises sont mêmes la propriété de leurs employés, parfois en raison des volontés testamentaires du fondateur. La société Publix Super Markets aux Etats-Unis, (qui se targue de n’avoir jamais mis un seul employé à pied en 78 ans), la société canadienne de construction PCL, l’entreprise britannique de commerce de détail John Lewis offrent des exemples de cette nature.

Bien sûr que toutes ces formes de propriété sont soumises à des problèmes et enjeux de gestion et de gouvernance. Certaines ont connu des résultats décevants, d’autres ont péri, plusieurs ont vivoté. Cela est vrai mais que dire de la forme classique d’entreprises du modèle américain, cotées en bourse et sans actionnaire significatif : elles ont mené le monde économique au seuil de la catastrophe; elles ont détruit les fonds de retraite et les épargnes des citoyens de par le monde au rythme de milliers de milliards de dollars; pour sauver le système, les gouvernements américains et européens ont du « investir » dans ces entreprises des centaines de milliards de dollars de fonds publics.

Un nouveau capitalisme…?

If capitalisms are to be successful in the 21st century they are likely to be quite different from the models we are familiar with.

Hyman Minsky, 1993

We cannot rebuild this economy on the same pile of sand.

President Obama

I think that the global economy and capitalism itself have been fundamentally reset….. That’s what happened in the 1930s. We believe that that’s what is happening right now. The financial services industry will never be the same. The role of government is going to increase. …

Jeffrey Immelt, CEO, General Electric, April 2009

Capitalism can give us the best of all possible worlds, but it does so only on a playing field where the government sets the rules and acts as referee.

George A. Akerlof and Robert J. Shiller, Animal Spirits (2008)

Des esprits sobres et pondérés le disent. Le capitalisme financier, tel que pratiqué au cours des 20 dernières années, doit changer.

Le capitalisme, écrivait Karl Marx, porte en lui-même, le germe de sa destruction. Les forces dynamiques qu’il déchaine minent progressivement les valeurs de loyauté, de réciprocité, de confiance, de retenue, ce que Putnam et d’autres ont nommé le capital social. Éventuellement, le capitalisme s’affranchit de toute contrainte, élude les restrictions et les prohibitions. Or, ces valeurs sociales et ces restrictions sont nécessaires au capitalisme. Leur absence en sonne le glas.

Marx n’avait pas compris toutefois la capacité du capitalisme de se renouveler, de s’adapter, de renaitre de ses cendres. Cela se produit au cours des années 1930 alors qu’un capitalisme moribond fut sauvé par l’intervention des gouvernements.

Nous y sommes encore une fois. Peut-être que, cette fois-ci, une nouvelle forme de capitalisme verra le jour, un capitalisme dans lequel les intervenants financiers seront remis à leur juste place, les spéculateurs de tout acabit encadrés par une réglementation serrée; ce sera un capitalisme de producteurs, un capitalisme qui incite les entreprises à gérer pour le long terme, à rétablir au sein des entreprises une certaine loyauté réciproque entre la direction et les employés, une plus grande équité salariale, un sentiment d’être tous dans le même bateau. Ce capitalisme récompensera hautement ceux qui contribuent vraiment au mieux-être économique de la société.