Rona et les autres : quoi faire?
Yvan Allaire | Lesaffaires.comHélas, on continue à ne voir dans la réaction à la tentative de prise de contrôle de Rona qu’un réflexe nationaliste, une petitesse d’esprit bien québécoise, le sursaut chauvin du Québec Inc.
Bien sûr, quand toute l’élite politique et économique de la Saskatchewan s’oppose à la vente de Potash (malgré que son conseil d’administration ait approuvé la transaction), cela est bien et normal.
Bien sûr, quand tout le Canadian Financial Inc. se regroupe et rassemble les fonds pour faire une offre d’achat sur la Bourse de Toronto (dont le conseil avait déjà accepté l’offre de la Bourse de Londres), cela est bien et normal. Pas chauvin, pas étroit d’esprit.
L’ampleur du problème
Il convient d’intervenir pour que le Québec et le Canada ne soient pas les gogos de la mondialisation des marchés financiers, en laissant grande ouverte la porte aux entreprises étrangères qui voudraient acquérir des entreprises canadiennes sans l’accord du conseil d’administration. Il ne faut pas toutefois exagérer l’ampleur du problème.
Fort heureusement, la structure industrielle du Québec est composée de sociétés aux formes de propriété multiples et variées. Ainsi, les 100 plus grandes entreprises du Québec et au Canada (selon les revenus-2010) se répartissent ainsi :
Canada Québec
Sociétés d’État ou de la couronne 13 8
Sociétés privées 11 15
Filiales de sociétés étrangères 13 17
Coopératives 3 8
Sociétés cotées en bourse* 12 20
Sociétés cotées en bourse** 7 14
Sociétés à actionnariat dispersé 41 18
* Avec contrôle exercé par des actions multivotantes
** Avec actionnaires de contrôle
Ce tableau met bien en relief la dimension réelle du problème des prises de contrôle dites hostiles ou non souhaitées d’entreprises québécoises. Notons les 17 filiales de sociétés étrangères, parmi lesquelles on trouve Alcan.
Sur les 100 plus grandes entreprises, 18 au Québec et 41 au Canada (hors Québec) ont une forme de propriété qui les rend vulnérables à une démarche de prise de contrôle.
En fait, cela n’est pas exact, car parmi ces 18 et 41 entreprises, on retrouve des banques, des sociétés d’assurances, des entreprises de transport aérien des personnes, des sociétés de média, toutes soumises à des règles de propriété qui bloqueraient la voie à tout acquéreur étranger.
Donc, pour les 15 entreprises privées, les 34 entreprises avec actionnaires de contrôle, les 8 coopératives, les 8 sociétés d’État ou encore pour les autres sociétés assujetties à des règles de propriété canadienne, les gouvernements n’ont pas à intervenir, ni à s’inquiéter d’une prise de contrôle non souhaitée (et encore moins commander à la Caisse de dépôt et placement de prendre une position de blocage dans le capital de ces sociétés lorsque cotées en Bourse, comme l’ont proposé certains politiciens en campagne électorale).
L’enjeu porte sur les 18 sociétés (et d’autres plus petites en taille) qui ne jouissent d’aucune protection contre les prises de contrôle dans le système mis en place par les commissions des valeurs mobilières canadiennes. Ce groupe inclut Rona, bien sûr, mais aussi SNC Lavalin, Metro, CN, Osisko entre autres.
Que faut-il faire ?
Le Québec doit faire ce qu’il n’a pas fait lors de la révision de la loi sur les sociétés par actions (loi 63) en 2009. Il faut inscrire dans la loi québécoise des dispositions donnant aux conseils d’administration les moyens de résister raisonnablement aux tentatives de prise de contrôle de la société.
Voici, par exemple, les dispositions de la loi en Iowa (à laquelle Alimentation Couche Tard s’est frottée en tentant d’acquérir Casey ‘s) et en Pennsylvanie, lesquelles fournissent aux conseils d’administration les moyens de lutter avec succès contre une tentative de prise de contrôle « hostile » :
Pilules empoisonnées : les pilules empoisonnées donnent généralement aux titulaires des actions de la société visée, autres que celui qui veut en obtenir le contrôle, le droit d’acquérir des actions à un prix très réduit, ce qui a pour effet de rendre la société visée peu attrayante ou de diluer le droit de vote de l’acquéreur. Même l’État du Delaware, considéré comme le plus favorable aux actionnaires, vient de déclarer que la décision de vendre ou non la société relève du conseil d’administration :
“Power to Decide Whether to Sell Company Ultimately Lies with the Board; Court Refuses to Second-Guess Director Decisions Made in Good Faith” (February 2011)
“In a much-anticipated decision issued last night in Air Products v. Airgas, Chancellor Chandler [of the Delaware Chancellery Court] declined to compel the board of directors of Airgas, Inc. to redeem the Company’s poison pill. In an extensive opinion, Chancellor Chandler upheld the Board’s ability to use the poison pill to block shareholders from accepting a “best and final,” $5.9 billion bid by Air Products and Chemicals, Inc., which the Board believed was financially inadequate. Shortly after the decision was released, Air Products withdrew its offer for the Company.” (Davis Polk)
Clause visant le regroupement d’entreprises : de telles clauses imposent essentiellement un moratoire de trois ans à l’acquéreur l’empêchant de fusionner ou de vendre des actifs de la société cible ; cette loi empêche l’acquéreur de tirer quelque avantage économique de l’acquisition pour une période de trois ans ;
Clause visant la considération de toutes les parties prenantes : cette disposition permet au conseil d’administration (et dans deux États américains, l’oblige) de tenir compte des intérêts de toutes les parties prenantes affectées par une acquisition de la société : les employés, les fournisseurs, les clients et créanciers et les communautés dans lesquelles la société mène ses opérations.
Comme au Delaware, les parties pourraient en appeler d’une décision du conseil qu’il juge inappropriée. Le conseil devrait démontrer que sa décision s’appuie sur des faits et un jugement d’affaires raisonnable.
Toutes les sociétés incorporées sous la loi québécoise jouiraient des mêmes protections que les entreprises américaines. Évidemment, ces mesures ne protégeraient pas les entreprises dont le siège juridique est au Québec, mais qui sont incorporées sous la loi fédérale.
En modifiant le texte de la loi dans le sens des propositions ci-dessus, en insistant pour que l’Autorité de marchés financiers ajuste sa règlementation des tentatives de prise de contrôle selon la loi québécoise, en incitant les tribunaux québécois à rendre des jugements avec célérité, le Québec pourrait devenir un lieu attrayant comme siège juridique des entreprises canadiennes.
Évidemment, les exigences d’utilisation du français font que le Québec ne sera jamais le Delaware du Canada.
Une agence québécoise de révision des prises de contrôle par des sociétés étrangères?
Pourquoi ne pas créer au Québec une agence de révision des tentatives de prise de contrôle des sociétés québécoises dans le secteur des ressources naturelles. L’agence fédérale Investissement Canada, dont c’est le mandat, est plutôt une passoire qu’une véritable agence de révision.
Conscient des enjeux constitutionnels que soulève une telle mesure, il conviendrait d’en limiter la portée au secteur des ressources naturelles sur lequel la juridiction des provinces est indiscutable.
Parmi les critères d’évaluation d’une prise de contrôle étrangère, cette agence devrait inclure le principe de symétrie : une entreprise provenant d’une juridiction qui ne permettrait pas à une entreprise québécoise d’y acquérir une entreprise équivalente ne pourrait faire une acquisition au Québec.
En somme, l’ère de la domination de l’actionnaire comme seul maître de l’entreprise cotée en Bourse est révolue. La courte période de détention moyenne des actions, les jeux spéculatifs à outrance, l’utilisation massive de produits dérivés, tout cela fait en sorte que la notion de l’actionnaire comme propriétaire est caduque, obsolète.
Il faut ajuster nos systèmes juridiques, règlementaires et financiers à cette nouvelle réalité.
Les propos de M. Allaire n’engagent pas l’IGOPP ni son conseil d’administration.