Privatisation et subvention
Deux poids, deux mesures
Yvan Allaire | Les AffairesCette chronique est dédiée à tous ceux qui font de l’urticaire, frisent l’apoplexie chaque fois qu’un gouvernement met en place un programme de support à l’une ou l’autre industrie. Ainsi le tollé habituel, les tocsins et les cris d’outrage ont accueilli le programme de support à l’industrie aéronautique annoncé le 2 avril dernier par le gouvernement fédéral.
Ce programme prévoit investir $900 millions en cinq ans pour appuyer de nouveaux projets de développement. Cette «subvention» remboursable contribuera donc à créer ou maintenir des emplois. Les bénéficiaires de ce programme, ce seront les ingénieurs canadiens en aéronautique qui conçoivent et développent de nouveaux produits; ce seront aussi les travailleurs des usines canadiennes dans ce secteur industriel.
Or, au moment où l’on spécule vivement sur une éventuelle privatisation de BCE, je n’entends pas ces mêmes ténors de l’anti-subvention dénoncer la «subvention» de quelque $4 milliards que le fisc canadien devrait octroyer aux meneurs d’une telle opération au cours des cinq prochaines années.
D’où vient cette «subvention» à une éventuelle privatisation de BCE? De la même place que toutes les autres subventions, des revenus fiscaux des gouvernements, c’est-à-dire des payeurs de taxes. Car, il faut le rappeler, la «création de valeur» associée à ces opérations provient en partie d’un montage financier faisant un usage massif de la dette.
Or, les intérêts sur la dette étant une dépense admissible aux fins du calcul de l’impôt, le résultat net est que l’entreprise privatisée échappe presqu’entièrement au fisc pour une bonne période de temps.
Soyons concrets, BCE, sauf pour l’année 2006, paie un impôt équivalent à environ 30% de ses bénéfices, lesquels se situent, bon an, mal an, entre $2 et $3 milliards. Au cours des prochains cinq ans, BCE aurait donc dû verser environ $4 milliards en impôts sur ses bénéfices. Or la facture des intérêts sur la dette totale de BCE après sa privatisation sera telle que la société ne réalisera que peu de bénéfices imposables pour les quelques années à venir.
De plus, BCE verse quelque $1,1 milliard en dividendes annuellement, soit $5,5 milliards pour cinq ans. Les actionnaires de BCE doivent payer un impôt sur ces dividendes. En présumant que 60 % des actionnaires doivent payer un impôt [les dividendes reçus pour les fonds de régime de retraite ou sur les actions placées dans un REER ne sont pas imposables immédiatement] à un taux (conservateur) de 20 %, c’est un autre $700 millions de moins pour les recettes fiscales des gouvernements canadiens au cours des cinq prochaines années.
Bien sûr, au moment de la transaction privatisant un BCE, ses actionnaires recevraient une prime (disons 9,00 $, soit 30% du prix de 30 $ auquel le titre se transigeait, avant que l’hypothèse de la privatisation ne paraisse dans les médias).
Les actionnaires devraient payer un impôt sur cette prime, considérée comme un gain en capital. Sur la base des 806 millions d’actions émises par BCE et des mêmes hypothèses que pour les dividendes (mais en utilisant le taux d’imposition pertinent aux gains en capital, soit 50% du taux d’impôt sur les revenus), on obtient une rentrée fiscale de quelque $800 millions.
Résumons :
Perte de l’impôt sur les profits de BCE (sur cinq ans)- $4 milliards
Perte de l’impôt sur les dividendes versés par BCE (sur cinq ans) – $700 millions
Ajout de l’impôt sur les gains en capital portant sur la prime versée aux actionnaires + $800 millions
Total – $3,9 milliards
On pourrait invoquer que les prêteurs participant à l’opération devront payer l’impôt sur les intérêts qui leur seront versés. Or les prêteurs seront surtout étrangers, probablement américains, bénéficiant d’arrangements fiscaux qui les mettent à l’abri du fisc canadien (ou au pire les soumettent à un impôt de 15%).
On pourrait proposer l’argument que si l’opération réussit, les profits réalisés par les fonds de privatisation feront l’objet alors d’un impôt approprié. Ce n’est pas si simple; lorsque ces opérations de privatisation sont menées par des fonds américains, ceux-ci échappent presque totalement au fisc canadien ou américain.
Dans le cas de BCE, puisque la majorité du capital propre doit demeurer dans les mains de canadiens, l’opération mènerait à un transfert fiscal d’un groupe de canadiens à un autre. Si l’opération était menée surtout par des fonds de régime de retraite canadiens, une grande partie des profits de l’opération seraient exempts d’impôt (ou plus exactement les impôts en seraient différés) mais à tout le moins, nous aurions alors la consolation que cette «subvention» de près de $4 milliards bénéficierait aux futurs retraités canadiens.
Une conclusion s’impose : les opérations de privatisation d’entreprises cotées en bourse sont financièrement attrayantes pour un ensemble de raisons, entre autres parce qu’elle soumet l’entreprise à un type de gouvernance beaucoup plus efficace et la soustrait à tout un ensemble de contraintes imposées aux sociétés ouvertes. Toutefois, la fiscalité favorable à l’endettement joue aussi un rôle important. Puisque les payeurs de taxe canadiens subventionnent ces opérations, ils ont le droit de demander à qui bénéficient-elles? Et quelles en sont les retombées positives pour la société canadienne dans son ensemble?
Est-il temps pour la fiscalité canadienne d’établir un plafond d’endettement au delà duquel les intérêts ne seraient plus déductibles pour fins d’impôt, une proposition qu’évalue présentement le gouvernement britannique, pourtant si amical envers les marchés financiers?