Pourquoi cette vague de privatisation d’entreprises cotées en bourse ?
Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | La PresseEst-ce que ce sera au tour de Bell Canada de subir l’opération qui, de société ouverte, en ferait une entreprise privée, propriété de fonds d’investissement? Par quelle alchimie financière ces fonds dits de « privatisation » (private equity funds) en arrivent-t-ils à créer une forte valeur financière pour eux et leurs investisseurs?
Ces démarches de privatisation ne sont pas nouvelles. Déjà, au cours des années 1980, alors que le phénomène portait le nom de « leveraged buy out » (LBO), une première vague a déferlé sur les entreprises, puis s’est estompée à cause d’excès et d’échecs cuisants. Or, depuis 1995, se manifeste une deuxième vague de privatisation laquelle devient depuis 2003, un véritable raz-de-marée.
Les montants assemblés par les fonds de privatisation sont astronomiques. Les dix plus grands fonds ont levé plus de $120 milliards d’argent neuf en 2006. Collectivement, les fonds ont privatisé en 2006 des entreprises pour une valeur totale de plus de $900 milliards.
Le phénomène, d’abord américain, s’est vite répandu au Canada, au Royaume-Uni, en Europe continentale et même au Japon. Au Royaume-Uni, 19% des employés du secteur privé, soit 3,3 millions, travaillent pour des entreprises appartenant à ces fonds. En Allemagne, 800 000 travailleurs sont à l’emploi de sociétés contrôlées par de tels fonds.
La taille des entreprises ciblées par les fonds ne cesse de croître. Actuellement, toute entreprise dont la valeur marchande est inférieure à $30 milliards US (c’est dire toutes les entreprises canadiennes) peut susciter leur convoitise, à la condition toutefois que son actionnariat soit diffus et ne comporte pas d’actionnaire de contrôle.
Les gouvernements, en Europe surtout, commencent à s’inquiéter du phénomène et de ses conséquences pour la structure industrielle d’un pays.
Comment ces fonds obtiennent-ils des rendements spectaculaires?
Ces opérations prennent parfois un caractère magique et mystérieux, mais en réalité elles sont propulsées par quatre puissants moteurs :
- Une fiscalité favorable à l’endettement puisque les intérêts sont déductibles mais non les dividendes;
- Les faibles taux d’intérêt actuels sur l’endettement;
- Les excès de la gouvernance fiduciaire laquelle encombre et ralentit le fonctionnement des entreprises cotées en bourse;
- Des formes de rémunération des dirigeants incitatives de haute performance, mais inusitées dans les sociétés ouvertes.
1. Le vice fiscal
Un premier truc de ces privatisations consiste à prendre avantage du fait que les intérêts sont des dépenses déductibles de l’impôt, ce qui n’est pas le cas pour les dividendes. Donc, ces opérations mettent en place un montage financier dans lequel la dette occupe une place dominante pouvant atteindre 80% à 90% de la structure du capital de la société privatisée. En faisant appel à un endettement maximal pour financer la transaction, on s’assure que la société privatisé ne paiera que peu d’impôts puisque tous les profits ou presque serviront à payer des intérêts; évidemment, tout comme dans le cas d’une transformation d’une entreprise en fiducie de revenu, il n’y a pas ici de création de valeur, mais bien un transfert fiscal d’un groupe de payeurs de taxe à un autre, avec une perte sèche importante de revenus pour le gouvernement; on se souvient que lorsque Bell Canada a songé à se transformer en fiducie de revenu, le ministre fédéral des finances est intervenu pour fermer cet échappatoire! Les fonds de privatisation font usage du même truc à toute fin pratique.
2. Les faibles taux d’intérêt
Nous vivons en une période exceptionnelle pour ce qui est des taux d’intérêt; avec un flux de trésorerie donné (que l’on peut établir ainsi : bénéfices nets + impôts + intérêts + amortissement), il est possible d’assumer un endettement beaucoup plus considérable; dans un montage financier optimal, au départ les intérêts à payer seront équivalents à la somme des bénéfices nets et des intérêts que payaient l’entreprise avant sa privatisation; ainsi, l’entreprise ne paiera aucun impôt;
3. Les excès de la gouvernance fiduciaire
Les fonds de privatisation et leurs défenseurs ont toujours prétendu qu’ils créaient une réelle valeur pour l’entreprise en remplaçant la gouvernance désuète par des conseils d’administration léthargiques, complaisants, voire soumis à la direction, par une gouvernance active effectuée par des investisseurs qui ont beaucoup d’argent en jeu. Or, depuis les scandales de 2001-2002, de nouvelles règles et lignes directrices ont été adoptées; la gouvernance par conseils d’administration est devenue plus pointilleuse, moins complaisante, mais également plus tatillonne, coûteuse et litigieuse; les dirigeants se plaignent de la bureaucratisation de leur entreprise, du temps consacré pour satisfaire aux nouvelles exigences; le meilleur ami des fonds de privatisation fut certes les lois et règles à la Sarbanes-Oxley; alors, que lors de la première vague, les dirigeants d’entreprise étaient des adversaires forcenés des privatisations, ils en sont maintenant d’ardents supporteurs, courtisant même les fonds pour les amener à privatiser leurs entreprises.
4. Des formes de rémunération des dirigeants incitatives de haute performance
Les dirigeants ont appris à aimer et à appuyer les fonds de privatisation non seulement parce que ceux-ci soustraient l’entreprise aux exigences de gouvernance auxquelles sont soumises toutes les entreprises cotées en bourse, mais aussi et surtout en raison des avantages financiers pour eux. D’abord, au moment de la privatisation, en vertu des clauses dites de « changement de contrôle », tous les programmes de rémunération à long terme (options, etc.) se transforment en sommes payables comptant. Puis, ces fonds proposeront aux gestionnaires qu’ils souhaitent garder à leur emploi des modes de rémunération très différents de ceux qui ont cours dans l’entreprise publique. Ces formes de rémunération comporteront habituellement les éléments suivants :
- Les gestionnaires choisis devront investir des montants significatifs dans le capital propre de l’entreprise privatisée; on leur fera un prêt s’il est nécessaire;
- La « création de valeur » par ces dirigeants et gestionnaires sera mesurée par l’augmentation du flux de trésorerie; ces gestionnaires comprendront qu’il leur faut réduire les dépenses par tous les moyens pour augmenter les flux financiers et réduire le fardeau de la dette le plus rapidement possible;
- Au terme de trois à cinq ans de ce traitement, s’il réussit, la dette aura diminué sensiblement, le flux de trésorerie aura augmenté, et la valeur des capitaux propres de l’entreprise sera multipliée par trois ou quatre; l’entreprise sera alors ramenée, totalement ou partiellement, sur le marché boursier;
- Les gestionnaires recevront collectivement des sommes incomparables à la rémunération qu’ils auraient reçue de la même entreprise si cotée en bourse; et discrètement, sans tapage dans les journaux, sans hauts cris des gendarmes de la gouvernance!
- Le fonds de privatisation et ses investisseurs auront fait une formidable affaire.
Conclusions
Ces opérations de privatisation sont-elles souhaitables? Ont-elles un impact positif ou négatif? La société civile et les gouvernements devraient-ils s’en inquiéter? Le débat est engagé.
Il est clair qu’une bonne partie de la supposée valeur créée provient d’un transfert fiscal; il conviendrait peut-être, comme l’envisage le gouvernement britannique, d’éliminer la déduction fiscale pour frais d’intérêts sur tout endettement au dessus de 60% de la structure de capital.
Il semble tout aussi évident que ces montages financiers et les formes de rémunération des dirigeants conduisent à une antipathie certaine envers les investissements de long terme et à une vive affection pour les coupures d’effectif et dans toute dépense jugée non essentielle. L’horizon de trois à cinq ans ainsi que le lourd fardeau de la dette sont des maîtres impitoyables.
Les défenseurs de ces opérations prétendent, statistiques à l’appui, que cela est faux, que ces opérations mènent à des entreprises plus efficaces et efficientes lorsqu’elles redeviennent des sociétés ouvertes. Enfin, puisque les investisseurs de ces fonds de privatisation (et parfois leurs partenaires) sont souvent des fonds de régime de retraite, les hauts rendements réalisés sur ces opérations ne bénéficient-ils pas aux retraités présents et à venir?
Le bonheur de l’un fait le malheur de l’autre; la société veut-elle favoriser l’investisseur, le payeur de taxes ou le travailleur. Si le premier est avantagé par ces opérations, les deux autres en paient souvent la note.