L’Europe et l’Amérique : deux visions de la concurrence en quête de convergence
Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | La PresseLes revers importants que vient de subir la Commission européenne devant la Cour européenne de justice, ravivent le débat à propos de la philosophie et de la procédure de la Commission en matière de régie de la concurrence. En quoi les façons américaines sont-elles différentes? Sont-elles supérieures aux approches adoptées par la Commission? Comment augmenter et accélérer la convergence entre les démarches américaines et européennes?
En juin 2001, M. Mario Monti, commissaire à la concurrence de l’Union européenne informait Jack Welch, le PDG de la General Electric, que la Commission Européenne prohibait l’acquisition de Honeywell par sa société. La Commission jugea que cette fusion donnerait à GE un pouvoir de marché indu provenant de la possibilité pour GE d’offrir, de façon groupée (bundling) à un constructeur d’avions les avioniques de Honeywell, les moteurs de GE et un engagement d’achats d’appareils par sa filiale financière GECAS (GE Capital Aviation Services), à la condition, bien sûr, que le constructeur choisisse les produits GE/Honeywell. Une telle combinaison, selon la Commission, serait irrésistible et donnerait à GE un avantage décisif sur ses concurrents.
Cette décision de la Commission, alors que les autorités américaines, quelques semaines auparavant, avaient autorisé cette transaction, eut l’effet d’une bombe politique. Surtout que les Américains avaient encore frais à l’esprit l’imbroglio Boeing/McDonald-Douglas alors que la Commission avait failli bloquer la fusion entre les deux avionneurs américains.
Welch, dans son autobiographie publiée en septembre 2001, y va d’une virulente charge contre la démarche et les façons de faire de la Commission européenne en matière de fusions et acquisitions. Il accuse M. Monti et les fonctionnaires de la Commission d’un souci abusif de protéger les concurrents plutôt que de sauvegarder la concurrence. Les concurrents, selon Welch, utilisent le processus de consultation de la Commission pour mousser leurs intérêts et obtenir des concessions qui les mettent à l’abri d’une véritable concurrence. Il rage contre le manque d’équité d’une procédure selon laquelle les fonctionnaires de la direction de la concurrence sont a la fois investigateurs, procureurs à charge, juges et jurés.
Évidemment, la Commission européenne rejeta avec vigueur les arguments de Welch et des autres critiques du même type. Elle n’exprime aucun regret et estime toujours que sa décision était juste et bien fondée. M. Monti, lui-même ancien professeur d’économie, se montre très réceptif aux concepts issus de l’analyse économique de pointe, fusse-t-elle d’origine américaine. Aussi se défend-il avec la dernière énergie contre les accusations de mêler politique et régie de la concurrence, d’être trop sensible aux arguments et intérêts des concurrents, ou encore de manifester un biais contre les entreprises non européennes.
La Commission a beau jeu de souligner que des quelque 400 transactions soumises au cours des dix dernières années mettant en cause au moins une entreprise américaine, seulement deux transactions ont été prohibées par la Commission (GE/Honeywell; Worldcom/MCI/Sprint), alors que dans 17 cas, les parties ont abandonné en cours de procédure jugeant que leurs transactions seraient probablement prohibées. Donc, 95% des transactions soumises à la Commission furent autorisées!
Décision embarrassante
Pour les autorités américaines, la décision de la Commission dans la transaction GE/Honeywell est embarrassante au plus haut point. On aura beau prétendre qu’il s’agit d’une aberration, d’un cas d’exception, il reste que les autorités américaines furent étonnées, choquées par l’outrecuidance de la Commission.
Aussi, ont-elles mis en branle une opération de « convergence ».
D’une part, les autorités américaines (la division « anti-trust » du Département de la Justice et la Federal Trade Commission), fortes d’une longue expérience en la matière et convaincues du bien fondé de leur démarche, propagent avec zèle leur conception et méthodologie auprès des nombreux pays qui se sont récemment dotés, ou sont en voie de le faire, d’une procédure de surveillance de la concurrence et d’autorisation des fusions et acquisitions.
Les fameuses lignes directrices en matière de fusion (« US Merger Guidelines »), publiées en 1982, consacrent un certain nombre de principes et proposent des définitions concrètes en qui a trait à la détermination des marchés pertinents, à la mesure du pouvoir de marché. On y propose le concept de réduction « sensible » de la concurrence comme critère pivot dans la décision d’autoriser ou de prohiber une transaction.
Il va de soi pour les autorités américaines que quiconque est bien formé en économique et bien informé sur l’abondance des précédents, des causes, des textes des spécialistes et des témoignages d’experts aux États-Unis, ne peut que souscrire à la démarche américaine.
Les autorités américaines parlent d’un ton doucereux et diplomatique de convergence avec l’Europe et de la nécessité « d’apprendre » de l’expérience européenne, mais au fond, elles sont convaincues qu’elles ont raison et que plus vite l’Europe acceptera ce fait, mieux elle s’en portera.
Pour la communauté européenne, plus jeune dans le domaine mais imbue de son importance, issue d’une tradition où la régie de la concurrence était une des facettes de la politique industrielle, consciente que la réalité européenne est singulière, il ne lui paraît pas souhaitable d’accepter le leadership américain.
De part et d’autre, les professions de bonne volonté fusent, les accolades sont distribuées, mais la tension demeure…
Deux traditions
Sur le fond des choses, les différences de vision entre l’Europe et l’Amérique en matière de concurrence proviennent de conceptions philosophiques profondément différentes de la gestion de l’État qui animent l’un et l’autre.
La procédure américaine se fonde sur deux principes fondamentaux :
- 1. Le principe des « checks and balances »
Ce principe fait que dans la démarche américaine la prohibition d’une transaction par les autorités gouvernementales doit être soumise aux tribunaux qui décideront du bien fondé ou non de la position des autorités. Ce n’est que lorsque les tribunaux en ont décidé, après avoir entendu les parties et leurs experts, qu’une prohibition prend effet. Les parties peuvent évidemment en appeler des décisions de première instance.
Ainsi, tout au cours des discussions et négociations entre les autorités et les entreprises en cause, toutes les parties sont bien conscientes qu’à défaut de s’entendre, elles seront soumises à une procédure juridique avec expertise et contre-expertise, interrogatoires et contre-interrogatoires. Tous et chacun ont intérêt à trouver un terrain d’entente. À défaut de s’entendre, les deux parties, le gouvernement d’un coté et l’entreprise qui souhaite faire une acquisition de l’autre, sont égales devant la loi et soumises à une âpre confrontation devant un tribunal présumé impartial. Le tribunal étant aussi soumis au droit d’appel s’évertue à produire des décisions fondées en droit et en théorie économique qui résisteront à l’examen des tribunaux de deuxième instance, s’il y a lieu.
Cela va en théorie. En pratique, la démarche américaine s’infléchit selon les penchants idéologiques de la Maison Blanche, la composition de la Federal Trade Commission, le choix des juges, et ainsi de suite. Ainsi, il est certain que Bill Gates estime que le juge Thomas Penfield Jackson, responsable de la cause contre Microsoft, n’était pas objectif, ni impartial. Gates préférera, peut-être, la démarche européenne!
- 2. Le principe des marchés dynamiques
La procédure américaine présume un fonctionnement dynamique des marchés et une grande capacité d’adaptation des concurrents, actuels ou potentiels, pour contrecarrer les velléités monopolistiques des entreprises.
Un tel principe fait en sorte que les gains d’efficience provenant de fusions et acquisitions sont vus très favorablement puisqu’ils se traduisent en des prix plus bas pour les acheteurs. Cela vaut même lorsque des concurrents seront ainsi mis en difficulté ou même appelés à disparaître. L’effet bénéfique à court terme est pris en compte; quant a la possibilité qu’à plus long terme, les entreprises utilisent leur pouvoir de marché résultant de fusion/acquisition pour augmenter les prix, la démarche américaine se fonde sur le principe que l’évolution d’un marché est imprévisible à long terme et qu’aucune entreprise ne peut y jouir d’une profitabilité excédentaire de façon durable, dans un contexte d’entreprises dynamiques et capables d’adaptation rapide.
Philosophie européenne
La philosophie européenne en matière de régie de la concurrence est tributaire de deux traditions :
- 1. Une tradition de grands serviteurs de l’État responsables des affaires économiques
Les débats entre opinions divergentes ont lieu au sein de l’appareil administratif; les « checks and balances » font partie intégrale des procédures internes, mais en bout de piste, une décision émerge, consensuelle et sans appel. La Commission européenne et sa direction de la concurrence présentent toutes ces caractéristiques : une démarche très explicite avec des échéanciers précis et inflexibles; des procédures internes de discussion et de débat; un énoncé clair et exhaustif des objections de la Commission envers une transaction proposée, auquel les parties peuvent offrir une réfutation tout aussi explicite.
M. Monti peut valablement soutenir que a) la procédure européenne offre autant d’opportunités aux parties de faire valoir leurs arguments; b) que les multiples instances qui doivent avaliser les décisions de la Commission assurent un traitement équitable pour toutes les parties; c.) que les parties peuvent en appeler des décisions de la Commission au tribunal de première instance.
Cependant, cette argumentation offre bien peu d’assurance et de consolation aux parties qui ont à traiter avec des fonctionnaires aux pouvoirs absolus et dont les analyses et conclusions ne seront pas soumises à un examen devant une autorité indépendante. Quant au recours au tribunal de première instance, la procédure était si longue qu’elle ne pouvait rétablir les droits des parties de procéder à une transaction. Ainsi, le tribunal de première instance, au début de juin 2002, débouta la Commission qui avait prohibé l’acquisition de l’entreprise First Choice par Airtours, une transaction soumise à la Commission trois ans plus tôt au printemps de 1999 et abandonnée depuis lors.
Avec la mise en place d’une procédure accélérée, dont se sont prévalues les entreprises Schneider-Legrand et Tetra Laval-Sidel, les décisions du Tribunal de première instance sont survenues un an après le veto de la Commission. Pour des entreprises publiques, un tel délai, ajouté aux délais requis par la Commission pour en arriver à sa décision, signifie souvent l’arrêt de mort de la transaction.
En fait, dans l’état actuel des choses, les parties ont recours au tribunal pour des raisons tactiques et pour établir des précédents pour de futures transactions, comme le fait la société General Electric en ce moment.
- 2. Une tradition de scepticisme et de méfiance envers les agents économiques privés
Cette tradition rend les autorités européennes moins confiantes dans les vertus des marchés et l’esprit de concurrence entre les entreprises. Cette influence sur les mentalités des officiels de la communauté européenne est palpable. Cette méfiance se manifeste concrètement dans le critère pivot de « position dominante collective » pour évaluer l’effet d’une transaction et décider de l’autoriser ou de la prohiber.
Ce critère incite les autorités européennes à soumettre les fusions/acquisitions à un examen dont les principaux aspects sont les suivants :
- Évaluer la probabilité que les entreprises puissent implicitement coordonner leurs actions pour maximiser leurs profits au détriment des acheteurs;
- Évaluer la possibilité que l’entreprise diversifiée puisse rassembler un ensemble de produits (bundling) et les offrir de façon groupée à des conditions que les concurrents ne peuvent égaler;
- Accorder peu d’importance aux gains d’efficience à court terme résultant d’une fusion/acquisition si ceux-ci mènent à la disparition de concurrents donc à une concentration industrielle accrue et un risque de pouvoir de marché indu à plus long terme.
Ce cadre d’analyse, trop souvent mal compris par les entreprises nord américaines habituées à une toute autre démarche, a mené au rejet de la transaction GE/Honeywell.
Conclusions
La volonté de convergence entre les démarches américaines et européennes et par extension avec celles de nombreux autres pays, est bien réelle. Elle est ardemment souhaitée par les entreprises. Les étapes franchies au cours des quelques dernières années sont fort importantes mais il reste beaucoup à faire.
Du côté américain, on pourrait s’inspirer de la démarche européenne en ce qui a trait aux délais, fixes et rigoureusement observés, pour en arriver à une décision. Les parties américaines pourraient également trouver avantage à ce que les autorités américaines doivent produire l’équivalent de l’énoncé d’objections que fournit la Commission européenne aux parties. Cela leur permet de comprendre les enjeux et les engagements qu’elles devraient proposer pour dissiper les réserves des autorités envers une transaction.
Du côté européen, on devrait adopter le critère de « réduction sensible de la concurrence » pour établir l’à-propos d’une transaction. Le critère européen de « position dominante collective » est trop vague et d’un usage imprévisible.
Enfin, les autorités européennes ont établi une procédure permettant aux parties d’en appeler de la décision de la Commission à un tribunal capable de rendre une décision dans des délais assez courts pour que la transaction puisse procéder. Cela est essentiel et doit aller au delà des initiatives récentes, lesquelles ne font que réduire les délais de trois ans à un an.
De part et d’autre, on rendrait un grand service aux entreprises devant soumettre une transaction pour autorisation en harmonisant les étapes, les échéanciers, le type d’informations requises et ainsi de suite entre les juridictions en cause.
Même si les visions restent distinctes, les règles et les démarches peuvent s’harmoniser. On ne peut demander guère plus.