Les paradoxes de la gouvernance d’entreprise
Yvan Allaires | ForcesLa poussière retombe, le brouillard s’estompe, le pendule s’est immobilisé en fin de course. Les règles et les pratiques de la « bonne » gouvernance sont maintenant érigées en un code, en une nouvelle orthodoxie de la gouvernance.
Cela a du bon ; le caractère, la culture, de l’entreprise moderne a évolué pour s’adapter aux exigences des marchés pour ses produits et services, des implacables marchés financiers ainsi que du marché pour un « talent » de plus en plus mobile. Les conseils d’administration ne peuvent jouer leur rôle dans ce type d’entreprises selon le modèle d’antan fait de bonhomie collégiale et de déférence amicale envers la haute direction de l’entreprise.
Quelle qu’en soit la genèse, il est clair que ces nouvelles règles et pratiques suscitent de nouveaux enjeux encore mal compris, lesquels, s’ils ne sont pas résolus, pourraient résulter paradoxalement en une gouvernance boiteuse. Ce ne serait pas la première ni la dernière fois que l’on subit les effets pernicieux des bonnes intentions.
Car ce sont les ouragans nommés Enron, Worldcom, Global Crossing, Nortel qui ont provoqué un raz de marée balayant tout sur son passage. Or, paradoxalement ou ironiquement, dans ces catastrophes financières, la gouvernance n’a joué qu’un rôle mineur, un rôle de figurant. Ces fiascos ne furent pas causés par une crise de gouvernance, mais bien par une crise de réglementation:
- Déréglementation massive des secteurs de l’énergie (Enron) et des télécommunications (Worldcom, Global Crossing, Nortel) ;
- Déréglementation des services financiers américains permettant aux grandes banques d’agir aussi comme courtiers, comme banques d’affaires pour les mêmes clients (Enron, Worldcom, Global Crossing) ;
- Non réglementation de la plupart des marchés de produits dérivés (Enron et toutes les banques ayant recours aux dérivés de crédit pour se protéger contre les risques de faillite de WorldCom et Enron) ;
- Non réglementation des firmes de vérification comptable, leur permettant d’agir comme conseillers financiers pour les clients de leurs services d’audit (Andersen et autres) ;
- Rôle non règlementé des sociétés de conseil en matière de rémunération ;
- Rôle ambigu et non règlementé des firmes de conseillers juridiques;
- Non réglementation, ni supervision, des agences de notation de crédit (Moody’s, S&P, etc.) ;
Il n’est pas dit que l’on doive réglementer toutes ces activités mais le fait demeure que la combinaison simultanée de ces déréglementations et non réglementations a plus fait pour provoquer les désastres financiers que les déficiences de gouvernance.
Quelles erreurs les conseils d’administration de ces sociétés sinistrées que sont Enron, WorldCom ont-ils commises ? D’abord et avant tout, sont-ils responsables d’avoir crû les vérificateurs externes et les conseillers juridiques de l’entreprise qui les assuraient de la conformité et de la normalité des opérations de l’entreprise ?
Chez WorldCom, par exemple, quatre ou cinq personnes tout au plus ont trempé dans les ajustements frauduleux aux grands livres de la société. Comment le conseil aurait-il pu détecter cette manœuvre ? Chez Enron, le conseil fut certes imprudent de permettre une dérogation au code de déontologie de l’entreprise pour permettre au chef de la direction financière d’agir comme gestionnaire des sociétés qui allaient effectuer des transactions avec Enron. Le conseil avait cependant ordonné la mise en place de nombreux garde-fou qui ne furent pas respectés par la direction, une direction en qui le conseil avait toute confiance. C’est là un autre paradoxe de la gouvernance.
Le conseil a-t-il confiance en la compétence et l’intégrité de la direction ; si oui, elle entérine facilement et rapidement les recommandations de la direction; si le conseil n’a pas pleinement confiance en l’intégrité et les compétences de la direction, alors il faut en changer. Aucune règle ni aucune démarche de gouvernance ne pourront suppléer à cette carence.
Cela est plein de bon sens, mais le conseil ne possède aucun détecteur d’intégrité ni aucun système d’alarme pour lui indiquer que la direction, naguère intègre et méritant pleinement sa confiance, a récemment succombé aux pressions et tentations et commis des actes imprudents, voire frauduleux. Scott Sullivan et Bernie Ebbers, de Worldcom, Ken Lay et Jeffrey Skilling d’Enron semblaient intègres jusqu’à ce que le scandale n’éclate.
Ainsi en va-t-il de la gouvernance d’entreprises. On s’est beaucoup agité sur le sujet pour les mauvaises raisons. On a voulu établir des règles et des procédures pour prévenir les nouveaux Enron et Worldcom, tout en admettant qu’aucune règle ne peut vraiment assurer les actionnaires contre des agissements volontairement frauduleux. En conséquence des nouvelles règles de gouvernance, les conseils d’administration sont, ou seront, de meilleurs fiduciaires. Seront-ils aussi aptes à stimuler l’innovation et l’entrepreneurship, prêts à prendre des risques d’affaires, incontournable ingrédients d’une économie dynamique ?
- Mots clés:
- Éthique
- Gouvernance américaine
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