1 juin 2016

Le CAC 40, les rachats d’actions et la gestion à court terme

Yvan Allaire et François Dauphin | Le Monde

Lors du dernier exercice financier complété, près des trois quarts des sociétés du CAC40 ont procédé à un rachat d’actions. Ces rachats, pour une valeur de quelque 10,7 milliards d’euros, représentaient en moyenne 23 % des bénéfices annuels de ces sociétés. De même, 75,6 % des entreprises américaines du S&P 500 ont racheté des actions au cours du quatrième trimestre 2015, selon FactSet.

Plusieurs raisons sont généralement invoquées pour justifier un rachat d’actions :

  • La société estime qu’au prix actuel, son titre est sous-évalué et qu’il représente donc une aubaine ; du moins ce serait le message que la direction souhaite communiquer aux investisseurs. Cet argument semble peu plausible, puisque l’on constate que ces rachats surviennent souvent lorsque le titre se négocie à un prix proche du sommet du marché boursier (William Lazonick, Harvard Business Review, 2014) ;
  • Les marchés financiers accordent une énorme importance au bénéfice par action (BPA) et à sa croissance. Or, il est possible de provoquer une hausse du BPA en réduisant le dénominateur, c’est-à-dire le nombre d’actions en circulation. Ainsi, en affectant une part importante de la trésorerie au rachat d’actions, la direction espère faire mousser (ou soutenir) le prix du titre de la société. De même, l’exercice par le management d’options sur le titre produit un effet de dilution du BPA, effet que l’on voudra contrecarrer en rachetant un nombre d’actions équivalent au nombre d’actions émises pour l’exercice d’options;
  • La société estime que ses avoirs liquides dépassent la somme requise pour les projets d’investissements rentables dont elle dispose. La trésorerie excédentaire doit alors être distribuée aux actionnaires sous forme de rachats d’actions.

Le rachat de ses actions par une société serait donc soit une mesure d’ingénierie financière destinée à faire mousser le prix du titre, soit un affligeant aveu d’une direction qui ne sait ni ne veut utiliser ces milliards d’euros pour des projets d’investissement et de développement à long terme de l’entreprise…

Mais pourquoi une direction agirait-elle ainsi ?

Rappelons que les systèmes d’intéressement des dirigeants comportent souvent une obligation de performance financière. C’est un fait, déplorable peut-être, que les investisseurs, analystes financiers et médias spécialisés en finance se focalisent sur cet indicateur de performance qu’est le bénéfice par action et son rythme de croissance. Les attentes des marchés financiers quant au BPA ont un effet direct sur la valeur du titre et ainsi sur le « rendement total pour l’actionnaire » (RTA).

Plusieurs entreprises s’engagent sur des résultats spécifiques de BPA d’un trimestre à l’autre. Ces promesses, bien qu’accompagnées de mises en garde quant à leur réalisation, sont généralement reçues comme des engagements formels qu’il vaut mieux ne pas décevoir.

Mimétisme

Pour éviter toute forme de réprimande des agences de conseil en vote de procuration et autres gendarmes de la gouvernance, ou encore tout vote négatif des actionnaires, les conseils d’administration de ces entreprises ont compris qu’il valait mieux aligner la rémunération variable des dirigeants sur des mesures « indiscutables » de performance comme le RTA et le BPA.

A cet égard, le mimétisme observé dans les politiques de rémunération des sociétés occidentales cotées en Bourse n’est guère surprenant puisqu’elles sont soumises aux mêmes impératifs financiers. Tout se passe comme si ces entreprises n’affichaient aucune singularité qui commanderait une évaluation spécifique de la performance de leurs dirigeants sur la base d’indicateurs de création de valeur à long terme et de préoccupation sociétale.

Ainsi, plus de la moitié des entreprises du CAC40 qui ont procédé à des rachats d’actions avaient adopté un régime de rémunération variable dont le critère d’octroi est basé sur l’atteinte d’une cible de rendement total de l’action ou du BPA.

Se peut-il qu’étant donné leur effet bénéfique, à court terme du moins, sur le prix de l’action, les rachats massifs d’actions soient motivés par ce lien entre rémunération des dirigeants et des indicateurs comme le RTA ou le BPA ? Motivés par des programmes de rémunération de cette nature, les dirigeants ont un intérêt économique personnel à atteindre les résultats trimestriels attendus par les marchés financiers. Toute défaillance ferait l’objet de sanctions sévères par les marchés boursiers, et éventuellement attiserait la convoitise des fonds spéculatifs dits « activistes ».

Mesures manipulables à court terme

Ce n’est pas, comme le gouvernement français semble supputer, en fixant des plafonds pour la rémunération des dirigeants d’entreprise que l’on corrigera cette situation. En effet, force est de constater que ce sont des gouvernements de toute orientation, au travers d’instances comme le Conseil de stabilité financière du G20 ou de régulation comme la loi Dodd-Frank aux Etats-Unis, qui ont insisté, à la suite de la crise de 2008, pour que les rémunérations incitatives accordées aux dirigeants d’entreprises soient étroitement liées à des mesures quantitatives de performance.

Peut-on concevoir mesures plus « objectives » et facilement vérifiables que le rendement pour les actionnaires et le bénéfice par action ? Or, ce sont des mesures éminemment manipulables à court terme. Le rachat d’actions est un outil utile à cette fin.

Cette gestion de court terme, décriée par de nombreux observateurs, est un mal qui menace toutes les sociétés cotées. Ce court-termisme est le fruit d’une logique financière implacable. Les modes de rémunération des dirigeants, louangés par les surveillants de la bonne gouvernance parce qu’arrimés à des mesures strictement financières, jouent un rôle critique à cet égard.

Il conviendrait donc de revoir en profondeur les modes de rémunération qui ont cours dans la plupart des entreprises cotées en Bourse.