La presse écrite à la kermesse des médias
Yvan Allaire | La Presse« Si une nation croit qu’elle peut être ignorante et libre, elle croit en ce qui n’a jamais été et ne sera jamais… Quand la presse est libre et que chaque citoyen sait lire, alors la nation est en sécurité »
Thomas Jefferson
Les choses ont bien changé depuis Jefferson mais son propos, adapté à notre contexte, garde toute sa pertinence, nous interpelle avec une force surprenante.
La presse est-elle libre? Le groupe « Reporters sans frontières » nous informe que depuis le début de l’an 2003, déjà 22 journalistes ont été tués et 138 emprisonnés de par le monde. Ce même groupe attribue une note à tous les pays selon un indicateur de liberté de la presse. Le Canada fait belle figure avec une 5ième place alors que les États-Unis n’arrivent qu’au 17ième rang après le Costa Rica! Le 11 septembre 2001 a ouvert un nouveau front dans la lutte pour la liberté de la presse au pays de Jefferson.
En fait, cet indicateur ne mesure que les vexations, intimidations et emprisonnements infligés aux membres de la presse. Il ne peut rendre compte des dangers plus subtils pour la liberté de la presse que sont l’autocensure, l’orthodoxie, l’idéologie, le corporatisme et les lois des marchés. À chaque âge, les périls prennent des habits différents. La propriété concentrée des médias, par exemple, peut s’avérer d’un impact neutre, bénéfique ou maléfique sur la diversité et la liberté de la presse, selon les valeurs qui animent les propriétaires et l’efficacité des contre-poids aux velléités d’ingérence.
Or, notre époque n’est-elle pas florissante de médias offrant la nouvelle et le commentaire 24 heures par jours, sept jours semaine? L’Internet ne devient-il pas un formidable camelot électronique livrant dans nos maisons et bureaux tous les journaux du monde, et plus encore?
Alexis de Tocqueville, ce libéral sentencieux mais prescient, écrivait dans Democracy in America : « C’est un axiome de la science politique en Amérique que la seule façon de neutraliser l’influence des journaux est d’en multiplier le nombre ». Si l’on remplace « journaux » par « médias », son commentaire devient remarquablement contemporain.
Le citoyen sait-il lire?
Bien sûr, l’enjeu n’est plus celui de l’alphabétisation comme au temps de Jefferson; cette question en notre temps nous rappelle notre responsabilité de citoyen; « savons-nous, voulons-nous nous informer? »
Une consommation quasi-exclusive de médias électroniques, un phénomène en croissance, produira-t-elle des citoyens informés? On peut en douter. La vivacité de l’image, la rapidité du traitement, la facilité intellectuelle sont de grandes séductrices. La presse écrite par contre permet d’ajuster le rythme à la difficulté, de relire, de conserver, de confronter les arguments. La presse écrite est aux médias électroniques ce que le roman est au film. « C’est le signe d’un citoyen éduqué que d’être profondément ému par des statistiques », a écrit Oscar Wilde quelque part.
Peut-être les journaux devraient-ils inscrire à leur frontispice l’avertissement de Jean-Jacques Rousseau aux lecteurs du Contrat Social : « Je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif ».
Une presse libre et des citoyens « attentifs » en quête d’informations sont le pile et face de la monnaie démocratique, aujourd’hui comme au temps de Jefferson.
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