La gouvernance des sociétés d’État
Yvan Allaire | La PresseInventées pour permettre à l’État de jouer un rôle économique selon des règles et des modes de fonctionnement distincts du gouvernement, les sociétés d’État devraient jouir d’une autonomie relative et être soumises à une stricte reddition de comptes. Relevant d’un ministre de «tutelle», ces sociétés seraient dotées d’un conseil d’administration responsable de leur régie. La direction de la société et son conseil d’administration seraient les interlocuteurs du ministre responsable, des parties d’opposition, par le truchement de commissions parlementaires, ainsi que des médias et du grand public. Cette conception des choses ne résista pas à la pratique politique :
1. Les gouvernements, pour un ensemble de raisons circonstancielles, ajoutèrent, pêle-mêle, de nouvelles sociétés sans encadrement de gouvernance bien établi. Ainsi, au Québec, il faut distinguer entre :
- les organismes du gouvernement (plus d’une cinquantaine) tous ou presque, dotés d’un conseil d’administration; par exemple, les multiples régies, le CRIQ, la Société de la Place des Arts, etc.
- les entreprises du gouvernement (une trentaine) parmi lesquelles prennent place les grandes sociétés commerciales (SAQ, Loto-Québec, Hydro-Québec, la Caisse de dépôt et placement), mais également l’Agence métropolitaine des transports, l’École nationale de police, la Régie de l’énergie (?).
Il serait inapproprié de définir des principes de gouvernance uniformes pour cet ensemble hétéroclite d’organisations. Une première étape de toute réforme de la gouvernance consistera à classer ces organismes en des groupes homogènes et à définir les principes de gouvernance appropriés à chaque groupement de sociétés; ainsi, les grandes sociétés à vocation commerciale devraient être réunies en un groupe pour les fins d’établir les principes et les règles de gouvernance qui leur sont pertinentes, lesquels devraient, à maints égards, s’inspirer des meilleures pratiques de gouvernance adoptées par le secteur privé.
2. Le principe voulant que la société d’État jouisse d’une autonomie de fonctionnement et qu’elle soit responsable de ses actes et de ses résultats, est souvent battu en brèche par les réalités politiques et médiatiques.
Le rapport de la Commission Gomery fait œuvre utile (ou démontre un angélisme touchant) en ce domaine lorsqu’il incite les médias, le public ( et les parties d’opposition) «à faire une distinction entre la faute et l’erreur» (p. 197); ceux-ci « … doivent être prêts à pardonner l’erreur occasionnelle et à modérer leur critique des pratiques du gouvernement» (p. 197). On peut toujours espérer mais les événements récents montrent combien il est difficile, au cours d’une controverse médiatisée, de s’en tenir aux distinctions entre «l’erreur et la faute» et d’invoquer l’autonomie des sociétés d’État.
Ce fait incontournable place les gouvernements devant un paradoxe. Incités à laisser une bonne marge d’autonomie aux sociétés d’État et à leur conseil, les gouvernements ne devraient pas intervenir dans leurs décisions; mais, plus elles sont autonomes, plus il est probable que ces sociétés, à un moment ou l’autre, prendront des décisions qui pourront embarrasser le gouvernement. Le gouvernement pourra tenter alors de rappeler les sains principes de gouvernance mis en place et invoquer que la société et son conseil sont responsables de leurs décisions, ce sera peine perdue. Les parties d’opposition et les médias se tourneront vers le gouvernement, lui demanderont des comptes et le rendront responsable des gestes posés par la société.
Le gouvernement et les ministres de «tutelle», ayant appris cette pénible leçon, voudront dorénavant contrôler les sociétés d’État, s’ingérer dans leur prise de décision, intervenir dans les nominations et ainsi de suite, en un cercle vicieux qui va à l’encontre des principes de bonne gouvernance. Alors, le conseil, n’ayant plus de rôle véritable, devient un forum social, une instance sans grande importance. Le gouvernement peut y nommer des gens aux compétences approximatives sans subir de graves coûts…et nous sommes de retour à la case de départ.
Le paradoxe est ainsi : une bonne gouvernance rend le gouvernement plus vulnérable devant le grand public et les médias pour des décisions prises à son insu; par contre, une mauvaise gouvernance aboutit à des sociétés d’État moins performantes, politisées et bureaucratiques, mais possiblement moins risquées politiquement pour les gouvernements.
Partout, on vante les mérites de gérer et de gouverner les sociétés d’État comme celles du secteur privé. Le rapport de la Commission Gomery, par exemple, fait du rapprochement avec les pratiques du secteur privé un leitmotiv de ses recommandations; mais dans le secteur privé, l’imputabilité incombe aux dirigeants et au conseil d’administration de la société, jamais (ou rarement) à ses actionnaires de contrôle, … et les notes de frais des dirigeants du secteur privé ne sont pas étalés sur la place publique!
Il faut espérer que le gouvernement du Québec tirera les bonnes leçons des événements récents à la SAQ :
1. Si le gouvernement estime avoir nommé des gens compétents au conseil et instauré des règles de bonne gouvernance, il doit s’en remettre au conseil pour régler les questions soulevées et effectuer les changements nécessaires; s’il ne cède pas sur ce principe, le gouvernement aura contribué à briser le cercle vicieux, à sortir du paradoxe, nuisible au bon fonctionnement de nos sociétés d’État;
Les exigences en temps et en responsabilités inhérentes aux nouvelles règles de gouvernance doivent mener à une remise en question du bénévolat en ce qui concerne les conseils d’administration des grandes sociétés à vocation commerciale; les gouvernements voudront nommer au conseil des gens de la même étoffe que ceux appelés à siéger aux conseils d’administration d’entreprises privées; or, la rémunération versée aux administrateurs de ces sociétés privées est significative et en forte hausse depuis quelques années. Il est utopique de croire que l’on pourra s’attirer les services de gens compétents sans aucune rémunération; il est hautement souhaitable que le gouvernement adopte à ce sujet une approche transparente, avec divulgation dans le rapport annuel de chaque société des honoraires payés aux administrateurs;
2. Le gouvernement doit conserver le privilège de nommer les membres du conseil, incluant le président du conseil; c’est à ce moment décisif qu’il s’assure d’une haute qualité de gouvernance dans les sociétés d’État;. Le conseil doit toutefois établir le profil d’expérience et d’expertise souhaité pour les membres du conseil, lequel profil sera rendu public et guidera le gouvernement dans le choix de personnes pour siéger au conseil.
3. Le conseil nomme, avec l’assentiment du gouvernement, le président et chef de la direction de la société; le conseil fixe sa rémunération ainsi que celle des principaux dirigeants, tenant compte des politiques du gouvernement. Avec l’assentiment du gouvernement, le conseil peut démettre de ses fonctions le chef de la direction. Il est certain que si le gouvernement devait décider d’assumer ces responsabilités plutôt que de les déléguer au conseil, alors le conseil d’administration n’a plus sa véritable raison d’être, ne peut jouer pleinement son rôle dans la gouvernance de la société. Il devient une sorte de comité aviseur, à la remorque des décisions importantes prises en consultation entre le gouvernement et le chef de la direction.
Les principes pour une saine gouvernance des sociétés d’État sont connus. Le défi consiste pour le gouvernement à les mettre en place et en maintenir l’observance même quand souffle la tourmente.