Déclin des introductions en bourse : que se passe-t-il ?
François Dauphin | Publié dans La PresseAu Canada, l’année 2023 fut misérable pour le nombre de nouvelles sociétés procédant à un premier appel public à l’épargne (PAPE) sur le principal marché boursier, le TSX.
En effet, une seule société a procédé à une telle opération, levant ainsi environ 150 millions en mars 2023. Plus d’un an plus tard, au terme du mois de juin 2024, aucune nouvelle société opérante n’a depuis été introduite par voie de PAPE sur le TSX. Il s’agit d’une période anormalement longue, voire historique.
Les marchés boursiers réglementés favorisent un meilleur partage de la richesse créée par nos entreprises en permettant aux petits épargnants de participer directement à la croissance de l’économie. Des marchés en santé et attrayants sont essentiels, car ils favorisent également l’innovation, la productivité et la diversification de l’économie.
Pour les entrepreneurs, les avantages d’une introduction en Bourse sont nombreux. Il s’agit bien sûr d’un moyen de financer la croissance et de rendre les actions plus liquides, mais aussi d’améliorer la notoriété de la marque et la réputation.
La présence en Bourse facilite le recrutement et la rétention des employés et dirigeants, et constitue aussi un avantage indéniable lors de la négociation autant auprès de clients que de fournisseurs locaux et étrangers.
Alors comment expliquer ce déclin d’intérêt pour l’introduction en Bourse de nouvelles sociétés par leurs fondateurs ?
La réponse à cette question est complexe, car les raisons sont protéiformes. On peut néanmoins en dégager trois grandes catégories.
1. Pression accrue de groupes d’actionnaires
Des investisseurs institutionnels, par la taille de leurs actifs sous gestion – sous forme de fonds indiciels notamment –, exercent un pouvoir de vote considérable et influencent les grandes orientations des sociétés inscrites en Bourse. De plus, des analystes financiers scrutent attentivement les résultats trimestriels et divulguent leurs attentes publiquement, insufflant une pression constante pour livrer des résultats à court terme. Lorsque ceux-ci déçoivent, des actionnaires activistes peuvent intervenir à tout moment avec des demandes diverses (par exemple, remplacer le PDG, nommer des membres au conseil d’administration, exiger des changements stratégiques majeurs).
Comme plusieurs sociétés québécoises l’ont vécu au cours des dernières années, des vendeurs à découvert peuvent diffuser sans avertissement des rapports incendiaires et alarmistes – avec ou sans fondements – au sujet de la société, avec le potentiel de générer une crise réputationnelle en plus de créer de l’incertitude pour les employés, clients, fournisseurs et actionnaires.
2. Risque d’une offre d’achat non sollicitée
L’entreprise étant publique, ce risque est bien réel si le fondateur ne détient pas le contrôle de la société. Les acquisitions demeurent une source de croissance potentielle pour bien des entreprises qui ont atteint une certaine maturité, toujours à l’affût de cibles potentielles.
3. Poids de la conformité
Les obligations de conformité, notamment en matière de divulgation, augmentent constamment, accaparant ainsi de plus en plus de ressources. Ces exigences sont décuplées avec les nouvelles attentes de divulgation sociale et environnementale.
Les sources de capitaux privés étant nombreuses et accessibles, bien des entrepreneurs estiment que le poids imposé par ces trois grandes familles « d’inconvénients » l’emporte largement sur les avantages, et préfèrent donc conserver leur entreprise privée.
Le Canada n’est pas le seul pays à connaître un déclin de nouvelles introductions en Bourse. Bien des pays industrialisés font ce constat, et leurs gouvernements et régulateurs se sont penchés sur cette problématique. Une des principales solutions avancées est de favoriser le maintien du contrôle par les fondateurs après l’introduction en Bourse, notamment par l’utilisation de mécanismes comme la possibilité de créer deux classes d’actions, dont l’une confère des votes multiples au fondateur. Aux États-Unis, depuis 2017, c’est tout près de 25 % des sociétés nouvellement introduites qui ont utilisé une telle structure actionnariale.
Ainsi, seulement au cours des derniers mois, la France (en juin), l’Italie (en mars), l’Allemagne (en décembre 2023) et la Corée du Sud (en novembre 2023) ont modifié leurs lois afin de permettre des actions à vote multiple. Le Royaume-Uni mène en ce moment une consultation en vue d’éliminer la plupart des restrictions associées à ce type de structure, et un accord européen prévoit que tous les États membres devront bientôt autoriser les actions à vote multiple et devront en définir l’encadrement.
Alors que de nombreux pays cherchent à introduire ces mécanismes, le Canada dispose déjà de tous les outils nécessaires.
Pourtant, au contraire de tout ce qui se fait ailleurs, des pressions sont plutôt exercées – notamment par des groupes d’investisseurs institutionnels et par les agences de conseil en vote comme ISS et Glass Lewis – pour qu’on abandonne ces précieux outils ou que nous les encadrions davantage par l’imposition de contraintes arbitraires.
Les entrepreneurs canadiens souhaitant maintenir le contrôle sur leur société pour mener à bien leur vision à long terme doivent opter pour la structure qui leur est optimale. Il est toujours possible d’abandonner une structure à double classe d’actions, mais il est impossible d’en adopter une si ce choix n’a pas été fait initialement. Cette décision est donc cruciale au moment du premier appel public à l’épargne.
Les statistiques observées au sujet du déclin du nombre de premiers appels publics à l’épargne sont alarmantes. Avec une période de plus d’une année sans PAPE au Canada par une entreprise conventionnelle sur son principal segment (TSX) – une période marquée au contraire par des fermetures de capital (Héroux-Devtek s’étant ajouté très récemment à la liste) –, il est essentiel d’ouvrir le débat sur la question et de trouver des solutions durables pour que nos marchés boursiers soient de nouveau attrayants pour nos entrepreneurs.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.