17 avril 2010

Chronique pour spéculateurs néophytes

Yvan Allaire | Le Devoir

Voici quelques conseils à toute jeune personne voulant consacrer sa vie à la noble profession de  spéculateur financier :

  • Ne vous laissez jamais intimider par les jérémiades populaires et la mauvaise image de la profession. Il est de bonne guerre pour les dirigeants politiques, les chefs d’entreprises et les esprits de gauche de conspuer les spéculateurs financiers ; ceux-ci seraient une engeance malveillante, à l’affût des faibles et des vulnérables pour apaiser leur appétit insatiable de lucre. Leur but, croit-on, serait de mettre en jeu, pour leur profit, le sort des entreprises, la valeur des monnaies, le prix du pétrole, la dette des pays, et ainsi de suite. Il n’en est rien, je vous assure. Les milieux financiers et certains universitaires réputés ont raison d’affirmer que les spéculateurs jouent un rôle utile. Ils stimulent l’efficience des marchés. Ils débusquent les périls cachés sous le boisseau, montrent du doigt les empereurs dévêtus, sonnent l’alarme comme des sentinelles vigilantes du système. Les spéculateurs sont comme les canaris dans la mine de charbon, les premiers à ressentir le danger? Au lieu d’en mourir cependant, les spéculateurs en font fortune, à la condition d’avoir vu juste. Il conviendrait presque de leur décerner des médailles pour leur courage et leur audace.
  • Ne croyez pas au mythe de la super-intelligence des spéculateurs, de leur maîtrise de techniques financières ésotériques. Il s’agit d’une propagande orchestrée pour intimider la galerie, pour éviter l’afflux de nouveaux spéculateurs si la vérité était connue. Pour devenir spéculateur, il vous faut tout juste une intelligence au dessus de la moyenne, une patine de connaissances financières et le culot de demander qu’on vous donne de l’argent avec lequel spéculer. Pour convaincre les fonds institutionnels, surtout les caisses de retraite de vous faire confiance, il est utile que vous fassiez un stage chez Goldman Sachs, JP Morgan ou autre maison du genre.  Il faut que vous vous donniez-vous des airs mystérieux, que vous adoptiez des tics et des maniérismes pour vous démarquer du commun des mortels ; on attend cela d’un génie de la finance.
  • Comprenez que les lois et les règlements sont faits pour être contournés. Votre plus grand avantage comme spéculateur provient du fait que les gens ordinaires ont tendance à respecter les lois et les règlements. Qui achète cette pourriture de produits financiers ? se demande un spéculateur rapporté dans l’ouvrage de Michael Lewis, The Big Short. Les stupides d’allemands ; ils prennent au sérieux les agences de notation ; ils croient dans les règles… !  Cette infirmité assez répandue offre des opportunités financières remarquables à qui sait en profiter. Recherchez les failles, les zones grises des règlementations ; sachez que toute dérèglementation financière offre de nouvelles occasions de spéculation. La crédulité des investisseurs et leur appât du gain sont vos meilleurs alliés. Ciblez ce qui est immoral mais pas illégal comme terreau de spéculation.
  • Trouvez un maître à penser, un modèle à émuler. Avant de créer votre propre petite niche de spéculateur, apprenez les secrets et les trucs des grands spéculateurs. Par les temps qui courent, je ne peux vous suggérer mieux que John Paulson. M. Paulson, gestionnaire d’un fonds de couverture (un hedge fund, un terme moins rebutant que fonds de spéculation ; apprenez l’art de dissimuler vos intentions), a gagné en argent sonnant 3,7 milliards $ en 2007, 2 milliards en 2008 et 2,3 milliards en 2009.  Comment fait-on pour gagner 8 milliards $ en trois ans avec une petite entreprise qui emploie 51 personnes à faire du pari financier?

Ah, chers néophytes, spéculer, c’est l’art de faire des paris qu’on ne risque pas de perdre. Observez le Maître au cours de 2007, son année faste. La débandade des marchés hypothécaires américains approche ; elle est même visible pour tous ceux qui ne sont pas aveugles ou myopes. Il faut parier contre ce marché ; c’est-à-dire, acheter une sorte d’assurance (les notoires credit derivatives swaps) sur des ensembles d’hypothèques de piètre qualité, assurance qui prendra une grande valeur lorsque ces prêts seront en défaut.

Toutefois, un Maître de la spéculation ne se confine pas à assurer des prêts dont le profil lui semble douteux. Le Maître pourrait se tromper et ainsi perdre son pari.

Pourquoi ne pas demander à ses amis chez Goldman Sachs, en les payant adéquatement, d‘assembler les prêts que lui, Paulson, choisirait justement en raison de leur très faible qualité. Cet ensemble de prêts hypothécaires, ayant reçu la bénédiction des agences de notation toujours coopératives et conciliantes, seraient ensuite vendus par Goldman Sachs à des investisseurs institutionnels crédules. Paulson achèterait une assurance sur cet assemblage de prêts d’une banque ou d’une société d’assurance (ABN-Amro dans ce cas précis) évidemment non informée de cette manœuvre.

Une telle opération conduite en mars 2007 pour 1 milliard $ résultat en la déconfiture de cet assemblage de prêts six mois plus tard comme prévu. Paulson reçut 1 milliard $ pour une assurance qui lui avait couté 5 million $.

La Securities and Exchange Commission vient de prendre action contre Goldman Sachs pour cette opération, mais ne retient aucune accusation contre Paulson puisqu’il n’a fait aucune représentation aux investisseurs qui ont acheté ces tranches de prêts hypothécaires.

Classe, applaudissez le Maître.