Maîtrise du français et rémunération: Une promesse difficile à suivre chez Air Canada
Julien Arsenault | La PressePour désamorcer la tempête linguistique de l’automne 2021, Air Canada promettait au gouvernement fédéral que la paye de son grand patron serait influencée par sa maîtrise du français. Le salaire de Michael Rousseau a plus que triplé l’an dernier, mais il est impossible d’avoir une idée de ses progrès.
Dans le document de 100 pages qui met la table à l’assemblée annuelle des actionnaires prévue le 12 mai, le plus important transporteur aérien au pays ne consacre que 13 mots à l’engagement pris par son président et chef de la direction il y a environ un an et demi.
« M. Rousseau a continué de respecter son engagement personnel à apprendre le français », lit-on dans la circulaire de sollicitation récemment déposée auprès des autorités boursières.
Mais lorsque vient le temps d’avoir une idée de la façon dont la maîtrise de la langue de Molière a influencé la rémunération globale du gestionnaire, il y a peu de détails à se mettre sous la dent. C’est le constat du directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), François Dauphin, qui a analysé la circulaire de sollicitation d’Air Canada, à la demande de La Presse.
L’engagement était clair, mais la réponse ne l’est pas. Cela aurait été de bon aloi de nous en faire une présentation explicite. C’est un problème de communication de la part d’Air Canada. (François Dauphin, directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, IGOPP)
M. Dauphin s’est également montré très critique à l’endroit des hausses salariales consenties aux cinq principaux dirigeants d’Air Canada, qui ont vu leur paye globale – qui tient compte du salaire de base, des primes et autres avantages – s’établir à 23 millions l’an dernier alors que la perte d’exploitation s’est chiffrée à 187 millions.
Faux pas médiatisé
M. Rousseau avait déclenché une vive controverse à l’automne 2021 en marge d’un discours prononcé presque exclusivement en anglais devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM). En marge de l’évènement, le gestionnaire avait reconnu avoir vécu paisiblement au Québec, où il est installé depuis 2007, sans maîtriser la langue officielle de la province.
Établie à Montréal et assujettie à la Loi sur les langues officielles, Air Canada avait par la suite promis que la langue de Molière ferait partie des critères d’évaluation du rendement de son grand patron. L’engagement avait été pris par le président du conseil d’administration de l’entreprise, Vagn Sørensen, dans une lettre datée du 8 novembre 2021 et destinée à la ministre des Finances, Chrystia Freeland.
[…]
De l’avis de M. Dauphin, tout ce qui concerne la connaissance du français de M. Rousseau semble « camouflé » dans la « composante non financière » de sa prime annuelle. Cette catégorie englobe des objectifs tels que « la croissance des services, la sécurité et les langues officielles », notamment. Il n’y a aucun détail supplémentaire offert dans la circulaire.
« J’espère qu’ils ont des indicateurs plus précis à l’interne, affirme M. Dauphin. […] Nous n’avons pas la valeur monétaire de cette composante (la question linguistique) sur la rémunération. »
De la manière dont cela est présenté dans la circulaire, il n’y a pas de mentions explicites sur le français et l’évaluation de la performance de M. Rousseau. On sent que c’est camouflé. (François Dauphin, DG de l’IGOPP)
Par courriel, Air Canada a réitéré que l’engagement pris par M. Sørensen en novembre 2021 auprès d’Ottawa « tient toujours ». La compagnie n’a toutefois pas offert plus de détails sur les objectifs linguistiques de M. Rousseau.
« Comme beaucoup d’entreprises, nous ne donnons pas les détails des évaluations individuelles ou s’appuyant sur des données qui ne sont pas publiques », souligne le transporteur dans sa déclaration.
Le gouvernement Trudeau n’a pas commenté le contenu de la circulaire d’Air Canada. Dans un courriel, Adrienne Vaupshas, porte-parole de Mme Freeland, a toutefois indiqué qu’Ottawa s’attendait à voir le transporteur faire « preuve de transparence sur les progrès réalisés » par son président, « autant auprès de ses actionnaires que du public en général ».
Le directeur de l’IGOPP note quand même quelques améliorations en matière de transparence linguistique. M. Dauphin constate qu’Air Canada prend la peine de souligner que 15 % des membres de son conseil d’administration – deux personnes – maîtrisent les deux langues officielles du pays. M. Rousseau n’en fait toutefois pas partie.
Un traitement généreux
M. Dauphin s’interroge également sur la décision du transporteur aérien de recommencer à octroyer des primes à ses cadres malgré les pertes en 2022. Il trouve particulièrement « fâchant » de voir Air Canada se féliciter du rendement négatif de 8 % obtenu par ses actionnaires alors que le groupe de référence utilisé par l’entreprise pour se comparer a affiché une performance négative de -15 %.
« Comme raison pour donner des primes, c’est un peu mince, affirme M. Dauphin. Les actionnaires ont quand même perdu. On a rapidement été très généreux à la sortie de la pandémie. On revient au niveau de 2019, lorsque l’action valait plus que 50 $ et que tout allait bien. »
À ses actionnaires, Air Canada justifie les augmentations salariales par son retrait du programme de Crédit d’urgence pour les grands employeurs (CUGE). Cette aide fédérale était assortie d’un plafonnement à la rémunération des hauts dirigeants. À l’exception d’un prêt pour rembourser ses clients dont les vols avaient été annulés par la crise sanitaire, Air Canada n’avait finalement pas eu besoin des prêts mis à sa disposition par Ottawa.