9 mai 2016

Pourquoi le Canada a besoin des actions multivotantes

Yvan Allaire | Lesaffaires.com

La saga Bombardier, puis la sonnette d’alarme de Couche-Tard ont déclenché derechef dans certains milieux et média un assaut concerté contre les entreprises dont le capital comporte deux classes d’actions. Ces détracteurs se gardent bien de reconnaître une vérité dérangeante : bon nombre de fleurons, de « champions industriels au Canada, sont des sociétés contrôlées, souvent par le truchement d’une double classe d’actions.

C’est la conclusion qu’on peut tirer d’une étude d’un institut de recherche ontarien fort réputé portant sur les entreprises canadiennes capables de s’imposer sur les marchés mondiaux. L’étude, se fondant sur des critères stricts, identifia 77 entreprises canadiennes que l’on pouvait considérer comme des « champions » industriels.

Or, de ce nombre, 33 sociétés étaient cotées en bourse mais sous contrôle d’un actionnaire ou d’actionnaires reliés, dont 19 par le truchement d’une structure à deux catégories d’actions; 16 autres de ces champions industriels étaient des entreprises entièrement privées; seulement 23 étaient des sociétés ouvertes à l’actionnariat diffus. (Flourishing in the global competitiveness game, document de travail 11, Institute for Competitiveness and Prosperity, Toronto, septembre 2008)

Voici donc un argument crucial en faveur des actions à droit de vote multiple que les détracteurs de cette forme de propriété refusent de prendre en compte:

Sans actionnaire de contrôle, sans structure à deux classes d’actions, il n’y aurait tout simplement pas d’industrie aéronautique au Canada. Il n’y aurait pas de C Series pour faire concurrence à Boeing et à Airbus (un exploit hors du commun au Canada), ni de Magna en Ontario (une société à deux classes d’actions jusqu’en 2010), de Rogers Communications, de Teck Resources, de Canadian Tire, de Weston, de CGI, de Shaw et ainsi de suite.

Et pourquoi donc?

Pendant une période comme celle de 2002-2003, alors que le dollar américain valait près de 1,60 $ CA et que le marché boursier était sérieusement déprimé, toutes ces sociétés canadiennes auraient été des aubaines pour des acquéreurs américains. Le Canada serait revenu à son économie de succursales des années 1950.

Fatalement, à un moment ou à un autre, le succès d’entreprises canadiennes aurait attiré des acheteurs étrangers. Pensons à Tim Hortons, Alcan, Falconbridge et tant d’autres. C’est d’ailleurs en raison de ce risque que des secteurs d’activité névralgiques au Canada (banques, entreprises de télécommunications, transporteurs aériens, entreprises médiatiques) sont juridiquement protégés contre une prise de contrôle par des intérêts étrangers.

Fort judicieusement, d’ailleurs! Car le cadre réglementaire canadien est particulièrement propice aux prises de contrôle indésirables, beaucoup plus que le cadre réglementaire américain. Et ne comptez pas sur l’inoffensif Investissement Canada pour contrecarrer une acquisition par des intérêts étrangers.

Les sociétés américaines disposent quant à elles de plusieurs mesures (dont l’efficacité s’effrite graduellement toutefois) pour faire obstacle à une prise de contrôle indésirable (conseils d’administration renouvelables par tranches, pilules empoisonnées à durée illimitée ou autorité du conseil d’administration à « simplement dire non », par exemple). Grâce à ces entraves en vigueur aux États-Unis, Boeing peut poursuivre ses investissements à long terme sans crainte d’une prise de contrôle indésirable dans les moments difficiles (et l’entreprise en a connu plus d’un).

Actionnaires de court-terme

 Un nouveau facteur s’ajoute depuis quelque temps alors que les marchés deviennent peuplés d’investisseurs à court terme et d’analystes obnubilés par le rendement trimestriel des actions et la croissance du bénéfice par action d’un trimestre à l’autre. Ils sont le terreau de jeux financiers pernicieux et dommageables pour les sociétés cotées en bourse, particulièrement si leur actionnariat est dispersé.

Par conséquent, la nouvelle génération d’entrepreneurs américains (et canadiens) ne veut pas seulement se blinder contre les prises de contrôle indésirables : elle veut aussi se prémunir contre la pression qu’exercent tous les trimestres les analystes et les investisseurs à court terme.

Ils prennent exemple de sociétés comme Berkshire Hathaway de Warren Buffett, Ford Motor Company, The New York Times, CBS, UPS, Tyson, Nike, News Corp et Comcast, entre autres (et, ironiquement, d’acteurs du secteur financier du type Blackstone, KKR et Pershing Square!).

Ainsi on observe des sociétés modernes comme Alphabet (c’est-à-dire Google), Facebook, Groupon et Expedia (et, au Canada, Cara, BRP, Shopify, Spin Master et Stingray) émettre deux classes d’actions, l’une constituée d’actions à vote multiple, pour prémunir les fondateurs/entrepreneurs/dirigeants de l’entreprise contre une éventuelle perte de contrôle en plus de les rendre relativement indifférents aux fluctuations à court terme du bénéfice par action et du cours de l’action.

En 2015, selon Proskauer Research (2016), 24 % des nouveaux appels publics à l’épargne (PAPE) aux États-Unis étaient faits par des sociétés dotées d’une structure à deux catégories d’actions. Il s’agit d’une nette augmentation par rapport à 2014 et à 2013, alors que ce pourcentage était respectivement de 15 % et de 18 %.

Il est important de noter une différence importante entre le Canada et les États-Unis quant aux actions à droit de vote multiple. Au Canada, depuis 1987, les sociétés qui émettent des actions à vote multiple doivent adopter une clause de protection (coattail) pour s’inscrire à la Bourse de Toronto. Cette clause vise essentiellement à faire en sorte que si les actionnaires de contrôle décident de vendre leurs actions, l’acheteur est tenu de faire une offre identique à tous les actionnaires de toutes les classes d’actions. Cette disposition, dont on ne trouve pas l’équivalent aux États-Unis, élimine à elle seule un des principaux avantages financiers dont aurait pu jouir un actionnaire de contrôle par le biais d’une classe d’actions multivotantes.

Gouvernance

 De surcroit, les règles qui encadrent la gouvernance d’entreprise de nos jours sont devenues très strictes et très élaborées et comportent l’exigence qu’une majorité des administrateurs soient indépendants de la direction ainsi que de l’actionnaire de contrôle.

Ainsi encadrée, une société à deux classes d’actions jouit d’une latitude nécessaire pour soutenir un plan stratégique à long terme et pour réaliser des investissements audacieux créateurs de richesse et d’emplois. Cet arrangement est sans conteste optimal pour tous les investisseurs : des actionnaires de contrôle, dont les avoirs sont en jeu, assurent, ou supervisent, la gestion de l’entreprise dans une perspective de création de valeur à long terme pour celle-ci.

Évidemment, cet arrangement a un autre corollaire : les « fonds activistes » et autres actionnaires de court-terme (y compris les gestionnaires de portefeuille et les investisseurs institutionnels qui, sans l’avouer ouvertement, privilégient les placements à court terme) ne peuvent pas espérer faire un coup d’argent rapide avec la vente de l’entreprise.

Rendement financier

 Cela dit, le vieil argument du rendement inférieur des sociétés à deux classes d’actions, d’une supposée « escompte » imposée à cette catégorie de titres ne tient plus (à supposer qu’il n’ait jamais tenu). Les données contemporaines sont plutôt convaincantes : ces entreprises ont un meilleur rendement que les entreprises traditionnelles (ou du moins un rendement égal assorti d’un atout supplémentaire : leurs propriétaires et leurs sièges sociaux resteront au pays).

Le tableau suivant contient certaines de ces données tirées d’études récentes (mais portant sur différentes périodes) :

deux classes

Autres avantages des actions à vote multiple

Certaines études américaines – comme celle menée par Jordan et ses collaborateurs (2014) – ont également établi, sans surprise, que les sociétés à deux classes d’actions subissent moins de pression que les autres pour livrer des résultats à court terme, attirent moins d’actionnaires transitoires et sont beaucoup moins exposées aux prises de contrôle hostiles. Selon ces mêmes chercheurs, la croissance des ventes et l’intensité des activités de R. et D. sont aussi nettement plus marquées dans les sociétés dotées d’une structure d’actions à vote multiple.

Un autre chercheur américain (Xu, 2014) a démontré que ces sociétés bénéficient d’un coût d’emprunt inférieur d’environ 17 à 28 points de base à celui des sociétés à classe d’actions unique. Cela tombe sous le sens : les créanciers savent qu’une grande part du patrimoine des actionnaires de contrôle est investie dans l’entreprise (et qu’ils ne peuvent pas facilement vendre leurs actions). Les créanciers ont donc l’assurance que ces actionnaires géreront la société de manière à ne jamais être en défaut de paiement de la dette, car un tel évènement éliminerait une grande partie de leur patrimoine.

Que penser des clauses crépusculaires (sunset clauses)?

Certains sont prêts à reconnaître (à contrecœur) les avantages et les retombées positives d’une structure à deux classes d’actions tant et aussi longtemps que l’entrepreneur/fondateur de l’entreprise en tient les rênes, mais estiment que cette structure devrait être abandonnée dès le départ de cette personne.

Selon cet argument, la structure à deux classes d’actions serait une sorte de concession accordée à l’entrepreneur ayant fondé l’entreprise, mais dont la génération suivante ne devrait pas profiter. C’est là un raisonnement fautif. Certes, la valeur que représente le fondateur de l’entreprise dépasse de loin la contribution pécuniaire des actionnaires plus récents. Cela dit, comme nous l’avons souligné plusieurs fois dans ce texte, la nature des marchés financiers d’aujourd’hui fait en sorte qu’une structure de capital à deux classes d’actions représente un moyen transparent de prémunir la direction d’une entreprise contre les prises de contrôle non souhaitées et contre les agitateurs de tout acabit qui exercent des pressions de court terme sur les entreprises cotées en bourse.

Par ailleurs, il peut sembler opportun de prévoir des circonstances qui donneraient lieu à l’élimination de la classe d’actions multivotantes. Toutefois, les situations sont trop diverses pour  qu’on  puisse  établir  une  clause  crépusculaire  applicable  en  toutes  occasions.

Cependant, il est évident qu’il faut éviter à tout prix les clauses en vertu desquelles la perte du contrôle de la société survient à une date précise et prévisible.

L’entrepreneur fondateur et le conseil d’administration doivent s’entendre en ce qui concerne la suite, la relève de l’entreprise lorsque l’entrepreneur/fondateur devra quitter l’entreprise. Ils doivent aussi déterminer comment les futurs actionnaires de contrôle se prépareront à jouer un rôle efficace dans la gouvernance de l’entreprise, laquelle peut fort bien être gérée par des professionnels qui ne font pas partie de la famille. Des données empiriques semblent démontrer que cette combinaison produit de bons résultats pour tous les actionnaires.

Conclusion

Sauf pour certaines sociétés extraordinairement attrayantes – pensons entre autres à Amazon, dont Jeff Bezos détient toujours 18 % des actions –, il est difficile de nos jours pour une entreprise de réaliser des investissements  audacieux et de mettre en œuvre des stratégies qui se déploient sur plusieurs années sans bénéficier d’une certaine protection contre les pressions exercées à court terme par les marchés financiers. Cette affirmation risque de déplaire à certains acteurs du secteur financier, mais il faut appeler un chat un chat.

Cette réalité implacable doit être reconnue par tous les décideurs, qu’ils soient du secteur privé ou du secteur public. Il ne faut pas se laisser berner par des arguments fallacieux qui ne font que camoufler des intérêts personnels. Un investisseur ayant acheté un panier d’actions de sociétés canadiennes dotées d’une structure à deux classes d’actions aurait obtenu un bon rendement dans les 5, 10 ou 15 dernières années, meilleur en tout cas que celui qu’auraient généré des actions de sociétés à catégorie d’actions unique.

Il ne faut pas non plus se laisser influencer par des sophismes sur la « démocratie actionnariale ». Si l’on veut considérer que les actionnaires devraient être traités comme des citoyens d’une démocratie, alors il faudrait jouer le jeu jusqu’au bout : dans une démocratie les touristes n’ont pas le droit de vote (alors tous les actionnaires de courte durée ne devraient pas pouvoir voter); les immigrants ne peuvent obtenir la citoyenneté et le droit de vote qu’après une période de résidence de plusieurs années (tout en payant toutes leurs taxes cependant); alors l’équivalent serait que tous les nouveaux actionnaires devraient patienter un bon bout de temps avant d’acquérir le droit de vote.

Je ne suis pas certain que les tenants du dogme de la « démocratie actionnariale» ont pleinement réalisé les conséquences logiques de leur position.

Donc, bon nombre des « champions » industriels canadiens sont des sociétés dotées d’une structure à double classes d’actions. De fait, cette structure de capital, qui constitue l’un des piliers de notre secteur industriel, doit être encouragée, valorisée et soutenue, à condition bien sûr que des mesures de protection adéquates soient mises en place pour protéger les actionnaires minoritaires.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.