Les invasions barbares: l’éthique des fonds de spéculation et des autres
Yvan Allaire | Lesaffaires.comVoici qu’un fonds de spéculation américain, communément et erronément appelé « hedge fund », s’en prend à la gouvernance et à la la gestion du Canadien Pacific. Par une manœuvre rare au Canada mais de plus en plus fréquente aux États-Unis, ce fonds tente de faire élire ses sept représentants au conseil et d’éliminer un nombre équivalent d’administrateurs actuels. Il veut également imposer une personne choisie par lui comme chef de la direction
Sans me prononcer sur le bien-fondé des allégués de ce fonds, Pershing Square Capital, quant aux déficiences, lacunes et carences de gestion et de gouvernance au Canadien Pacific, la démarche jette un éclairage cru sur les enjeux d’éthique associés à cette opération.
Les manquements au sens le plus primaire de l’éthique y abondent.
D’abord, Pershing Square, sans égard aux codes de conduite auxquels s’astreignent la plupart des entreprises, s’attache les services, bien payés, du président du CN récemment à la retraite ; celui-ci, en contravention de ses engagements juridiques et de la plus élémentaire décence, accepte de venir diriger le concurrent direct de l’entreprise qui l’a bien traité pendant de nombreuses années.
On apprend de surcroît du président de Pershing qu’il cherche à recruter un autre dirigeant encore en poste au CN !
Deux grands fonds canadiens, le Régime de retraite des enseignants et enseignantes de l’Ontario (Teachers’) et l’Office d’investissement du régime des pensions du Canada (RPC), ont déclaré publiquement qu’ils appuyaient la démarche de Pershing Square. Ce sont aussi les deux fonds d’importance au Canada pour lesquels on trouve Pershing Square parmi leurs investissements. Dans le cas de Teachers’, ce hedge fund apparait dans la liste des fonds dans lesquels le régime ontarien a investi plus de $100 millions. Teachers’ est aussi propriétaire de Glass Lewis, une société conseil en procuration, qui a recommandé à ses clients, des fonds institutionnels, d’appuyer la position de Pershing.
ISS, la très influente société de conseil en procuration, est presque toujours en appui aux positions de Pershing ; cette fois-ci encore, elle a émis un rapport virulent d’attaques sur le conseil du CP et d’appui à la position de Pershing.
Ces « coïncidences » donnèrent naissance au soupçon que ces deux fonds étaient les protagonistes cachés derrière Pershing Square. Insatisfaits de la performance du CP mais réticents à assumer la responsabilité d’une bataille en règle avec le conseil, ces fonds seraient gagnants sur les deux fronts en déléguant à Pershing le soin de mener l’opération.
Si l’opération réussit, et la combinaison de trois actionnaires importants (Teachers’, RPC et Pershing ainsi que l’alignement de ISS et Glass Lewis) donne une probabilité élevée de réussite, leur investissement dans Pershing prendra une grande valeur et leurs actions dans CP devraient s’apprécier grandement du moins à court terme.
Ce ne serait pas la première fois que des « hedge funds » font le sale ouvrage de fonds de retraite, lesquels peuvent ainsi continuer de jouer à l’investisseur responsable et bon citoyen.
Ce scénario est évidemment nié par les parties intéressées. D’ailleurs, Scott Deveau du Financial Post rapporte dans l’édition du 11 mai 2012 un scoop, obtenu on ne sait où : la genèse de la décision de Pershing d’attaquer le CP se trouve en fait dans une discussion entre investisseurs tenus dans un chic restaurant de Manhattan au cours de l’été 2011.
Quoi qu’il en soit, n’est-il pas étrange, déconcertant de constater que deux grands fonds gérant des argents au nom des enseignants de l’Ontario et de tous les canadiens s’empressent d’annoncer publiquement leur support pour une démarche empreinte de graves entorses à l’éthique, dégageant une odeur sulfureuse de cupidité.
L’éthique, c’est la résistance des valeurs sous pression. Les fonds de couverture à l’américaine savent combien il faut mettre d’argent sur la table pour que la résistance cède.
(Les propos de M. Allaire n’engagent pas l’IGOPP ni son conseil d’administration).