La fiscalité et le risque de transformer nos fleurons en étoiles filantes
François Dauphin | Commentaire #5Peu après le dépôt du budget Freeland, Québec saisit l’occasion inespérée qui lui est offerte de réduire son déficit en harmonisant ses mesures fiscales avec celles du fédéral, notamment en augmentant lui aussi le taux d’inclusion sur les gains en capital.
Cette mesure a suscité une pléthore de réactions. On constate que les particuliers touchés constituent un groupe hétérogène qui ont de très hauts revenus, certes, mais ces revenus reflètent, entre autres, une situation bien singulière : un gain en capital important découlant de la vente d’une entreprise, d’un immeuble à logements, d’un chalet familial, etc. Peu de commentaires ont été entendus au sujet des contribuables qui sont de loin les plus touchés, et pour cause, ce sont les personnes qui décèdent et subissent un impôt sur leurs gains en capital calculés comme s’ils avaient vendu tous leurs biens au moment de leur décès et dont on exige le paiement immédiatement, forçant souvent la succession à vendre les biens pour trouver les liquidités nécessaires.
Avant même l’augmentation du taux d’inclusion, l’imposition du gain en capital constituait déjà un enjeu de taille qui suscitait passablement d’inquiétude chez de nombreux entrepreneurs-fondateurs qui détiennent le contrôle de leur entreprise, et cet enjeu devrait également préoccuper les gouvernements.
En effet, comment est-il possible de transférer l’entreprise à sa succession, alors que le calcul de l’impôt à payer au transfert repose sur la valeur des actions qui servent à en maintenir le contrôle? Et, comme c’est aussi souvent le cas, la famille qui détient ce contrôle – bien qu’en apparence fortunée sur papier – ne dispose pas des liquidités pour payer cette facture d’impôts car la fortune familiale est en grande partie immobilisée dans la valeur des actions. Ainsi, pour régler la facture d’impôts, les choix sont limités et pour le moins consternants: vendre des actions et réduire la participation sous le seuil de contrôle (et rendre l’entreprise vulnérable aux offres d’achat hostiles) ou vendre l’entreprise.
Bien sûr, des véhicules existent pour assurer un report temporaire, notamment par la mise sur pied de fiducies. Certains experts en fiscalité proposeront des stratagèmes visant à allonger quelque peu ce report. Mais, somme toute, ces solutions sont hautement imparfaites et imposent une planification difficile, empreinte de choix extrêmement contraignants.
Plus de 35% des sociétés composant l’indice S&P/TSX Composite sont des sociétés contrôlées, incluant plusieurs de nos entreprises québécoises d’envergure. Certaines sont d’ailleurs souvent qualifiées de fleurons québécois. Or, au moment même où une révision des mesures fiscales associées à l’imposition du gain en capital est entamée, nos gouvernements ont la possibilité d’intervenir pour ajuster la fiscalité afin de permettre le report d’impôts lors du transfert d’une entreprise sous contrôle, et il s’agit d’un levier que nos gouvernements se doivent d’explorer.
Pourquoi intervenir?
L’impôt perçu par le gouvernement au moment du transfert peut constituer une somme en apparence importante qui aide à combler des déficits. Mais le risque de voir l’entreprise vendue pour en assurer le paiement constitue un pari bien mal avisé pour nos gouvernements. De nombreuses études ont démontré le rôle essentiel de la présence des sièges sociaux des grandes – et moins grandes – entreprises dans l’écosystème d’affaires québécois. En effet, ces entreprises sont profondément ancrées dans le tissu social et économique de leur communauté, et contribuent à maintenir des emplois bien rémunérés en plus de fournir une source de revenus importante pour de nombreux fournisseurs directs et indirects, incluant les services rendus par des professionnels de toute nature.
La somme des impôts perçus par les gouvernements sur l’ensemble des revenus d’emplois associés à la présence de ces entreprises, sans compter les recettes fiscales directes de ces entreprises elles-mêmes, constitue un revenu annuel et pérenne beaucoup plus intéressant que la perception unique provenant du transfert à la succession.
L’offre d’un report d’impôts aux familles qui contrôlent une entreprise constitue donc un investissement. Et un report signifie qu’à moins du maintien du contrôle par ces familles, toute vente se traduira éventuellement par le paiement des sommes dues à l’État.
Un investissement n’est pas un cadeau cependant. De nombreux pays – dont plusieurs du G7 – ont intégré des règles pour faciliter ces transferts en permettant une forme de roulement fiscal, celui-ci étant conditionnel à la préservation de seuils d’emplois et le maintien d’activités en sol local. Les idées et les solutions mises de l’avant par ces pays pour affirmer le maintien d’entreprises locales se doivent d’être considérées.
En l’absence de tout autre mécanisme pour reporter la note fiscale lors du transfert des actions, il pourra sembler préférable – d’autant plus depuis l’augmentation annoncée du taux d’inclusion – pour l’actionnaire de contrôle de vendre la société avant son départ; ainsi, il obtiendra potentiellement une prime de 30-40% pour ses actions, ce qui, après règlement de la note fiscale, lui laissera (et à ses héritiers éventuels) une valeur nette après impôts équivalente à sa valeur actuelle, mais sans aucun enrichissement pour les parties prenantes et la collectivité.
Pour les entrepreneurs qui peuvent encore maintenir le contrôle et le transférer, souhaitons que nous n’ayons pas un jour à annoncer la vente de leur entreprise à l’étranger pour une question fiscale. Il n’est pas trop tard pour agir. Il y va de la maîtrise de notre économie à long terme.
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