30 octobre 2020

COVID-19: doit-on en vouloir aux compagnies aériennes ?

Ivan Tchotourian | Blogue Contact - Université Laval

Voilà maintenant plusieurs mois que la position adoptée par les compagnies aériennes canadiennes soulève de très vives critiques dans l’opinion publique. La classe politique actuellement au pouvoir, autant canadienne que québécoise, se montre peu vindicative à leur endroit. La dernière sortie publique du ministre fédéral des Transports les encourage à rembourser les voyageurs1. Encourager n’est pas contraindre. Et encore, pour que cet encouragement ait lieu, il a fallu qu’une compagnie aérienne canadienne (WestJet) annonce publiquement (sur une base volontaire) qu’elle permettait à ses clients de récupérer leur argent. Plusieurs mois après le début de la crise de la COVID-19, «[c]’est la première compagnie aérienne au pays à offrir des remboursements pour l’annulation de ses vols nationaux dans le contexte de la pandémie»2.

La décision d’Air Canada et d’Air Transat de ne pas procéder au remboursement de leurs clients ne fait pas l’unanimité… loin de là ! Passagers, défenseurs des consommateurs et partis politiques de l’opposition sont vent debout et accaparent les tribunes pour dénoncer la situation. Beaucoup de voyageurs n’ont en effet pas accès au Fonds d’indemnisation des clients des agents de voyages (FICAV), soit parce qu’ils ne résident pas au Québec, soit parce qu’ils n’ont pas acheté leur billet par une agence de voyages. Plusieurs actions collectives ont été lancées3. Derrière ce débat animé, une question se pose: sur le plan de la gouvernance d’entreprise, la décision des compagnies aériennes est-elle si critiquable?

Le passager, une partie prenante négligée

La théorie des parties prenantes est de plus en plus présente dans la gouvernance d’entreprise. Sous son influence, ajoutée à celle de la responsabilité sociale (RSE), la mission du CA est repensée et la finalité de l’entreprise est réorientée. Dans cette analyse, la finalité de l’entreprise est définie par sa soutenabilité, sa valeur à long terme ou tout autre objectif qui lui serait propre. Grâce à son ouvrage Strategic Management: A Stakeholder Approach4, Edward R. Freeman est un auteur fondamental dans ce domaine.

Les parties prenantes (ou stakeholder) sont tout groupe ou individu ayant un intérêt dans les décisions et les activités d’une organisation et qui peut influencer, ou être influencé, par les décisions prises par l’entreprise. Les parties prenantes affectent ou sont affectées différemment par les décisions de l’entreprise. Bien qu’elle ait ses limites et soit critiquée dans la littérature, la théorie des parties prenantes amène les entreprises à considérer les conséquences de leurs décisions sur l’ensemble des parties qui pourraient être touchées. Le droit canadien a ouvert la porte aux parties prenantes dans la gestion d’entreprise grâce à une décision du plus haut tribunal du pays en 20045 et à une réforme de la loi fédérale sur les sociétés par actions en 20196. Le gouvernement fédéral a modifié la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) afin de prévoir les facteurs dont les CA et les dirigeants peuvent tenir compte lorsqu’ils agissent au mieux des intérêts de la société. Un paragraphe a été ajouté à l’article 122 de la LCSA. Il est rédigé comme suit:

«Meilleur intérêt de la société

(1.1) Lorsqu’ils agissent au mieux des intérêts de la société au titre de l’alinéa (1)a), les administrateurs et les dirigeants de la société peuvent tenir compte des facteurs suivants, notamment:

  1. a) les intérêts: (i) des actionnaires, (ii) des employés, (iii) des retraités et des pensionnés, (iv) des créanciers, (v) des consommateurs, (vi) des gouvernements; b) l’environnement; c) les intérêts à long terme de la société».

Si les tentatives sont nombreuses pour identifier les différentes parties prenantes, les voyageurs constituent assurément l’une d’elles pour les compagnies aériennes (bien entendu, il faut ajouter les actionnaires, les salariés, les fournisseurs…). Sans passager, pas de compagnie aérienne, comme le montre l’après-COVID-19. Certains diront que cela fait bien longtemps que les passagers ne sont plus que du fret aérien et rien de plus (vous êtes-vous déjà senti considéré par une compagnie aérienne ? Moi, pas vraiment…). Il ne faudrait donc pas s’étonner de leur politique de non-remboursement. Il n’empêche que les passagers sont une partie prenante non négligeable, et leur intérêt aurait dû être pris en compte. N’auraient-ils pas dû être remboursés pour leur billet, retour d’argent encore plus important en contexte de pandémie? Séduisante pour ceux qui s’opposent actuellement aux compagnies aériennes, une telle conclusion serait pourtant inexacte.

Hiérarchiser, un mal nécessaire de la gouvernance

Prendre une décision d’affaires est complexe. Manning l’a d’ailleurs écrit en 19847. Le contexte d’urgence dans lequel l’homme d’affaires doit prendre des décisions fondées sur l’intuition et des données fragmentaires impose des choix et des sacrifices. À ce titre, la théorie des parties prenantes ne signifie pas que toutes les parties prenantes doivent nécessairement être prises en compte. Il faut bien comprendre que cette théorie implique, pour les CA et la direction, d’avoir une cartographie des parties prenantes et un processus décisionnel, bien explicité en ces termes par Yvan Allaire et Stéphane Rousseau:

  1. Déterminer l’objectif poursuivi et l’intérêt de la société dans le cadre d’une décision spécifique.
  2. Établir un processus décisionnel qui soit rigoureux et fasse usage de toute l’information «raisonnablement accessible».
  3. Apprécier les attentes raisonnables des parties prenantes pouvant exercer des recours contre la société.
  4. Identifier les options qui, selon le jugement d’affaires des administrateurs, servent le mieux les intérêts à long terme de l’entreprise8.

En fin de compte, tout CA doit réaliser un arbitrage entre les divers intérêts de façon à déterminer une solution qui lui paraît raisonnable et qui correspond à l’intérêt de la société à long terme9. Dans le cas des compagnies aériennes, leurs décisions d’affaires peuvent donc ne pas satisfaire l’intérêt des voyageurs. Il en va encore plus ainsi dans le contexte de la COVID-19. Dans un article récent, Mme Sarah Keohane Williamson précise utilement que, dans ce contexte qui met en jeu l’existence même des entreprises, il est impératif pour elles de hiérarchiser leurs priorités. La première de toute est de survire10.

[…]

8 Yvan ALLAIRE et Stéphane ROUSSEAU, Gouvernance et partie prenante: l’obligation du conseil d’administration d’agir dans l’intérêt de la société, Montréal, IGOPP, 2014, aux p. 32 et s. ↩

9 Yvan ALLAIRE et Stéphane ROUSSEAU, Gouvernance et partie prenante: l’obligation du conseil d’administration d’agir dans l’intérêt de la société, Montréal, IGOPP, 2014, à la p. 35. ↩