Buffett dans le ketchup: quelles leçons tirer de l’OPA de Buffett sur la société Heinz?
Yvan Allaire | Lesaffaires.comLe domicile juridique de la société Heinz est situé dans l’État de la Pennsylvanie. Ce fait joue un rôle fondamental dans cette transaction. Cet état, comme plusieurs autres aux États-Unis, s’est doté d’un cadre juridique qui accorde une nette autorité aux conseils d’administration en ce qui a trait aux tentatives de prise de contrôle d’une société publique (cotée en Bourse).
Fait cocasse, ce nouveau cadre juridique fut mis en place en avril 1990 pour empêcher un groupe canadien (la famille Belzberg) d’acquérir la société Armstrong World Industries domiciliée en Pennsylvanie!
Cette loi de la Pennsylvanie contient une disposition dite « constituency provision » donnant au conseil l’autorité juridique de prendre en compte les intérêts de l’ensemble des parties prenantes auxquelles la transaction pourrait apporter des avantages ou infliger des coûts. Cette loi autorise le conseil, de façon explicite, à rejeter toute offre qu’il juge ne pas correspondre aux intérêts des parties prenantes et ce, sans la soumettre aux actionnaires, ou encore à accepter l’offre qu’il juge la plus favorable à l’ensemble des parties prenantes même si cette offre ne comporte pas le prix le plus élevé.
Ainsi, le conseil d’administration a pu décider que Buffett représente le type d’acquéreur le plus souhaitable pour la société Heinz; sa perspective d’investisseur de long terme, la confiance qu’il montre envers les dirigeants des sociétés qu’il contrôle et l’autonomie dont ceux-ci jouissent, ses calculs économiques de longue durée, ses préoccupations sociales…et un prix qui représente une prime de 20% sur le prix courant avant l’offre d’achat, tout cela permet au conseil de signer des ententes d’exclusivité avec Buffett.
Au Canada, le conseil, ayant reçu une telle offre d’achat, devrait mener une vente aux enchères de la société pour en obtenir le meilleur prix. Or, justement qui dirait mieux? Une entreprise du secteur qui supputerait de substantielles économies provenant de la « rationalisation » de certaines opérations, la fermeture du siège social de Heinz, la vente d’entités dites « non stratégiques ». En raison de toutes ces « synergies », cet acquéreur pourrait offrir quelques dollars de plus que Buffett et compagnie mais le résultat serait la disparition de la société Heinz (mais évidemment pas du nom), des mises à pied pour les employés, des perturbations pour les fournisseurs, des pertes de revenus pour les sociétés de services professionnels, des réductions inévitables de la contribution monétaire de Heinz aux activités culturelles et sociales de la communauté.
Mais, dira-t-on, l’entreprise n’appartient-elle pas aux actionnaires? Ceux-ci n’ont-ils pas le droit de recevoir le plus haut prix pour leur actif? C’est ce que prêche l’orthodoxie financière. D’ailleurs, déjà des actionnaires ont entrepris des démarches juridiques pour forcer le conseil de la société Heinz à procéder à une vente aux enchères en bonne et due forme. [Toutefois ces quelques actionnaires mécontents ne remettent pas en question l’autorité du conseil d’agir ainsi mais invoquent plutôt des conflits d’intérêt chez les membres du conseil et de la direction].
Qui de nos jours sont les actionnaires de l’entreprise cotée en Bourse?
Voyons un peu. Alors qu’en 1970, les individus et les ménages étaient, à quelque 80%, les actionnaires des entreprises, les fonds institutionnels et autres représentent maintenant plus de 60 % de l’actionnariat.
Puis, l’actionnaire stable d’antan a été remplacé par une gamme d’investisseurs aux tactiques variées, aux engagements de courte durée et aux attentes de rendement à court terme. Les données à cet effet sont étonnantes; si l’on rapproche le volume moyen de transactions sur un titre donné du nombre d’actions en circulation, on obtient une période de détention moyenne des actions. Cette période moyenne de détention des actions, qui était 7 ½ ans en 1960, passe à deux ans en 1992 et à 7 ½ mois en 2005 pour les entreprises inscrites à la bourse de New York. (Fait à noter, cette courte période de détention correspond à celle observée durant les folles années ’20 juste avant le crash!).
Le même phénomène est observé sur presque toutes les places boursières, incluant celle de Toronto.
Qui peut prétendre, sans rire, que ces actionnaires-touristes, ces boursicoteurs, ces spéculateurs de toute engeance sont les « propriétaires légitimes » de l’entreprise, qu’ils ont plus de droits que les employés qui ont consacré une bonne partie de leur vie à cette société?
Le Québec et les OPAs
Depuis l’imbroglio Lowe’s-Rona, le gouvernement du Québec joue avec l’idée d’apporter des changements aux pouvoirs des conseils d’administration lors d’une offre publique d’achats (OPA) pour leur société. Il pourrait changer la loi québécoise sur les sociétés par actions en s’inspirant de la loi de la Pennsylvanie par exemple.
Encore une fois, il rappeler :
- Pas moins de 26 des 50 plus grandes entreprises québécoises (selon le chiffre d’affaires) sont protégées contre les prises de contrôle non souhaitées par leur forme de propriété (coopératives, sociétés d’État, entreprises privées, actionnaires de contrôle, double classe d’actions). Des 24 sociétés qui pourraient faire l’objet d’une tentative de prise de contrôle, seules 8 sont incorporées selon la loi québécoise; 16 selon la loi fédérale. (Voir blog Allaire, le 2 novembre 2012). Donc, un changement de la loi québécoise ne toucherait que 8 des 50 plus grandes sociétés du Québec.
- La loi canadienne sur les sociétés par actions, ainsi qu’interprétée dans deux jugements de la Cour suprême, de même que la loi québécoise, stipulent que le conseil d’administration doit agir dans le meilleur intérêt de la société, non pas seulement de ses actionnaires. Les conseils d’administration auraient donc en vertu des lois canadienne et québécoise une certaine latitude d’intervention, une certaine autorité légale de considérer l’ensemble des parties prenantes dans leur évaluation d’une offre d’achat de la société.
- En fait, l’impuissance des conseils d’administration au Canada, le fait que ceux-ci soient transformés en simples agents de vente (en commissaires-priseurs) aussitôt qu’une offre d’achat crédible lui est transmise tient à l’Instruction nationale 62-202 promulguée en 1997 par les commissions des valeurs mobilières canadiennes (Les mesures de défense contre une offre publique d’achat). Cet enjeu n’est donc pas québécois mais canadien. Déjà, en 2008, le Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence formulait au gouvernement fédéral des recommandations concrètes, incluant l’abolition de la règle 62-202, mais qui ne furent pas entendues.
La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario a refusé et semble toujours s’objecter à toute modification importante de ce règlement. Il n’est pas souhaitable de faire cavalier seul en ces matières mais si la Commission ontarienne ne veut pas entendre raison malgré les recommandations pressantes d’un groupe de travail constitué par le gouvernement fédéral, alors il faut passer aux actes.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.