3 décembre 2005

Black, Hollinger et les limites de la gouvernance

Yvan Allaire | Les Affaires

Que nous apprend la sombre saga de Conrad Black à propos de la gouvernance des entreprises ?

  • La pierre angulaire de la nouvelle orthodoxie en matière de gouvernance, l’indépendance des administrateurs, ne fait pas un édifice bien solide. En effet, plusieurs des administrateurs de Hollinger International se qualifiaient comme indépendants selon les critères habituels ; mais en fait, ils provenaient du cercle de ses intimes, partageaient les mêmes intérêts et la même idéologie politique, se fréquentaient assidûment au point de devenir de bons amis. Il est rare, dans de telles circonstances, que l’on adopte une attitude suspicieuse envers un ami en qui on a confiance. Il est aussi bien difficile de détecter cette camaraderie entre administrateurs et dirigeants selon les échelles de mesure de la « bonne » gouvernance.
  • Une gouvernance impeccable ne blinde pas l’entreprise et son conseil contre les actes volontairement frauduleux de la part de la direction. Ce fut l’une des évidentes leçons à tirer des fiascos d’Enron et de Worldcom. Il en va de même pour Hollinger International. L’acte d’inculpation de Black et de ses acolytes insiste à une dizaine de reprises sur le fait que ceux-ci avaient omis d’informer, ou avaient fourni des informations mensongères, au comité de vérification et au conseil d’administration de l’entreprise. Ainsi, Black prétendit devant son conseil que l’acheteur de leurs journaux canadiens (National Post et al.), Canwest, avait insisté pour que Black et Radler signent à  titre personnel, une entente de non concurrence pour laquelle ils recevraient une importante somme d’argent (US$51,8 millions). Or, il semble que Canwest n’ait jamais formulé une telle exigence.
  • Les comités de vérification ont une responsabilité importante dans toutes ces affaires ; même s’il est vrai, comme le prétend le procureur américain, que les dirigeants ont menti aux membres du comité de vérification, ceux-ci ont semblé assez peu curieux d’en savoir plus ; le vieil adage de « fais confiance mais vérifie » doit guider leurs comportements ; surtout qu’il aurait été facile de communiquer directement avec l’acheteur à propos de cette clause de non-concurrence, au premier abord inhabituelle, voire étrange.
  • La justice criminelle américaine semble plus efficace et expéditive que la justice canadienne dans le traitement de ces cas de fraude. Cette efficacité est rassurante et attrayante lorsqu’elle vise des individus dont la culpabilité fait l’unanimité dans le sentiment populaire. Cependant, elle n’est pas sans danger ni sans susciter de vives critiques aux États-Unis. Le système américain des « grands jurés » permet à un procureur de présenter « in camera » tous les éléments susceptibles de convaincre un juré d’émettre un acte d’inculpation (sans être obligé de présenter les faits pouvant disculper l’accusé), et ce en l’absence de juge et de procureurs représentant les accusés. Dans ces conditions, il est relativement facile pour un procureur fédéral d’obtenir un acte d’inculpation criminelle et de s’en servir ensuite comme monnaie d’échange pour inviter instamment un accusé à témoigner contre d’autres accusés en échange d’une peine allégée. La preuve à faire viendra beaucoup plus tard au cours d’un procès formel.

Entre-temps, l’individu inculpé aura été menotté et promené devant les caméras de la nation…coupable ou non ! De plus, pour bien agiter l’opinion publique, le procureur s’assure d’inclure des délits mineurs mais juteux et faciles à comprendre ; dans le cas de Black, il s’agit, bien sûr, de la réception pour l’anniversaire de son épouse (quelque $40,000) ainsi que d’un voyage au Bora-Bora aux frais de l’entreprise!

Il n’est pas sûr que la justice soit bien servie par un tel système. La justice canadienne est peut-être trop lente et tatillonne, mais la rapidité américaine laisse parfois songeur. La firme de vérificateurs comptables Arthur Andersen, mêlée au scandale de Enron, fut rayée de la carte, éliminée avec une foudroyante rapidité. Deux ans plus tard, la Cour Suprême des Etats-Unis renversait le jugement de première instance, trop tard cependant pour les milliers d’employés honnêtes qui y travaillaient.

Il incombe de tirer les bonnes leçons de chaque nouvelle « affaire », sinon les remèdes apportés ne feront qu’aggraver les situations.