Le noeud gordien de la rémunération des dirigeants
Yvan Allaire | Lesaffaires.comMardi dernier, le 22 mai, l’IGOPP rendait publique une prise de position sur la rémunération des dirigeants d’entreprises (« Payer pour la valeur ajoutée : trancher le nœud gordien de la rémunération » disponible en version française sur le site de l’IGOPP.
Produit d’un groupe de travail présidé par l’auteur de ce blogue et qui comptait parmi ses membres Stephen Jarislowsky, Robert Parizeau, Guylaine Saucier, Paule Doré, Michel Magnan et Sebastian Van Berkom, le document fait un examen des causes historiques des niveaux de rémunération observés. Le texte tente de bien saisir les perspectives distinctes des différentes parties concernées par cet enjeu. Il fait également une analyse critique de la démarche devenue « standard » pour établir la rémunération des dirigeants.
En voici certains extraits.
La rémunération des dirigeants est devenue un enjeu politique, une cause de ressentiment social, une embuche à la saine gouvernance dans la plupart des sociétés développées. Quels que soient les arguments invoqués pour expliquer et justifier les sommes considérables versées aux dirigeants, la criante disparité des revenus au sein de la société et au sein même des entreprises fait de cet enjeu, au mieux, un cri de ralliement pour ceux qui veulent une société plus équitable, et au pire, une plateforme pour démagogues.
L’inégalité des revenus et de la richesse est à la croisée des chemins de dilemmes et de confrontations politiques et philosophiques. Une acceptation large des retombées bénéfiques de l’économie de marché et de la valeur d’une société méritocratique tend à générer une tolérance certaine à l’égard des disparités en matière de revenus et de richesse; il semble toutefois y avoir un seuil au delà duquel la société devient inconfortable, voire même hostile, face à la fortune d’une minorité.
Ce seuil tend à varier considérablement entre les pays et les sociétés. Le malaise ou l’hostilité à l’encontre de la disparité des revenus se trouvent encore exacerbés par l’impression que ces richesses n’ont pas été dûment et franchement gagnées et qu’elles ne résultent pas d’une activité dont profite l’ensemble de la société.
Ce phénomène s’illustre facilement par l’acceptation générale de la richesse de certains entrepreneurs à succès, à la Steve Jobs, Bill Gates, Guy Laliberté et autres, ou par la tolérance bienveillante à l’égard des revenus énormes des vedettes sportives. Mais les revenus extravagants du monde financier, des gestionnaires de fonds spéculatifs, des traders et des banquiers d’affaires suscitent colère et répulsion. Les enveloppes de rémunération des dirigeants d’entreprises se situent quelque part entre les deux pôles, mais font maintenant l’objet d’une documentation et d’une divulgation plus complètes que le revenu de n’importe quel autre groupe.
Tous les gouvernements essaient de contenir et de gérer la colère politiquement dangereuse des citoyens à l’égard des excès de la rémunération, particulièrement, mais pas exclusivement, dans le secteur financier; on annonce des mesures, qui ne sont pas forcément mises en vigueur; les déclarations sont vigoureuses, mais les actions sont timides; les gouvernements espèrent que les enjeux et la grogne s’estomperont peu à peu, parce qu’ils ne savent pas vraiment comment intervenir dans ce domaine. Mais ils se trompent. Loin de disparaitre, ces enjeux ont pris récemment une nouvelle ampleur, sont au cœur d’une vague de protestation qui perdure.
Les mouvements « Occupy Wall Street » ou des « Indignés » en sont des manifestations. Aux États-Unis, la campagne présidentielle de 2012 place la question de l’équité dans la fiscalité et la redistribution des revenus aux premiers rangs du discours. En Grande Bretagne, le premier ministre David Cameron a déclaré récemment que « les gros chèques de paie, à une époque où de nombreux ménages doivent se serrer la ceinture, ont tendance, avec raison, à faire bouillir de rage les citoyens », (New York Times, 22 janvier 2012). La Commission européenne jongle avec l’idée d’imposer un plafond aux rémunérations des dirigeants.
Or, naguère les systèmes de rémunération étaient conçus dans un esprit d’équité interne et non en fonction d’un supposé marché du « talent ». On doit à nouveau adopter des façons de rémunérer qui contribuent à susciter et protéger la solidarité, la confiance mutuelle et un sentiment d’équité au sein de l’entreprise et autour d’elle, à donner aux membres de l’organisation la conviction « d’être tous dans le même bateau » et à leur faire partager une vision à long terme de la société.
La prise de position de l’IGOPP comporte des recommandations précises à cet effet :
Recommandation 1
Réduire graduellement la place des options d’achat d’actions comme mode de rémunération des membres de la haute direction, avec l’objectif ultime d’éliminer complètement cette forme de rémunération.
Recommandation 2
Les gouvernements devraient éliminer tous les avantages fiscaux (personnels et corporatifs) qui favorisent l’utilisation des options d’achat d’actions comme mode de rémunération.
Recommandation 3
Les conseils d’administration des sociétés cotées en bourse devraient établir un rapport juste et productif entre la rémunération totale des dirigeants et le revenu médian des salariés de l’entreprise.
Recommandation 4
Les conseils d’administration doivent demeurer entièrement responsables et imputables de l’établissement des programmes et niveaux de rémunération des dirigeants. Les conseils d’administration doivent être assez crédibles, et avoir assez de courage pour tenir compte de facteurs qualitatifs tout autant que quantitatifs dans l’établissement de cette rémunération.
Recommandation 5
Les conseils d’administration devraient être guidés par des principes de la nature suivante :
- Concevoir la rémunération selon les circonstances particulières de chaque société;
- Revoir et remettre en question les approches standard de la rémunération ;
- Assurer équité et équilibre dans la rémunération ;
Des changements fondamentaux dans les pratiques de rémunération surviendront lorsqu’on mesurera la performance des dirigeants avant tout par le succès de l’entreprise à satisfaire à ses obligations envers toutes les parties prenantes, incluant la société et l’environnement.
Les actionnaires institutionnels (et leurs conseillers en vote de procuration), les gouvernements, les conseils d’administration, les agences de réglementation ainsi que les dirigeants d’entreprises portent une lourde responsabilité en ce domaine.
Il vaudrait mieux que le changement soit piloté par les conseils d’administration et les directions d’entreprises plutôt qu’imposé par les gouvernements agissant pour apaiser la colère des citoyens.
(Les propos de M. Allaire n’engagent pas l’IGOPP ni son conseil d’administration).
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- Éthique
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